Je lève les yeux vers le pommier. Le soleil ne se laisse pas encore apercevoir mais ses rayons commencent à éclairer le ciel. Là-haut se découpe la ligne sombre des sommets semblables à des dents sur la lumière. Une main sur la hanche, les jambes écartées, je regarde ce paysage que je vois depuis que je suis né. Avec le même geste déjà le père et le grand-père venaient le matin et le soir arroser ce coin de jardin, leur regard posé sur ces arbres, ces montagnes. Cette nature qui accueille et tourmente, les deux à la fois. Pas vrai, Maître ? Comme ton grand-père et ton père, tu es parti l’année de tes douze ans. Ton cousin Piero, lui, un peu avant : il le fallait. Pendant de longs mois, avec le père, tu as marché le long des routes, portant sur ton dos ta part. Le soir, les premiers mois, tu t’écroulais de fatigue. J’aurais voulu dormir des années et des années. … Cette année je vais partir, la mère le sait. Elle a peur pour moi, elle dit que je suis différent et qu’elle ne sait pas si… On ne fait pas d’exception, pour personne. Elle ne voudrait tout de même pas que je sois comme le fils de la Pina, celui qui a oublié de grandir. Pas question que je reste, comme les autres je dois aller gagner mon pain, rapporter quelques sous. Je le sais bien et j’en suis content. Quand elle pense que je ne la vois pas, la mère me regarde. Toujours elle affirmait autour d’elle que, surtout les garçons, il faut faire attention à ne pas les ramollir, ça ne peut leur apporter que du malheur. Je sais qu’avec moi elle a du mal. Tu le sais parce qu’elle te rudoie un peu plus que les autres. Elle veut me raffermir, je sais. Elle a du mal. Sûrement elle préférerait me prendre dans ses bras et me chanter des berceuses comme je l’ai vu faire parfois avec les nourrissons. Mais je ne suis plus dans les langes ! Son visage est tanné par le soleil, son front creusé de quelques rides. Tu ne connais pas exactement son âge. Elle dit que ça porte malheur de le dire, qu’il ne faut jamais dire son âge, à personne. On lui a raconté qu’un jour une femme avait confié la date de sa naissance à quelqu’un et qu’on s’en était servi pour lui jeter un sort, qu’elle en était morte. Raide morte on l’avait retrouvée. Il y a des choses avec lesquelles il ne faut pas plaisanter. Pourtant ici tout le monde sait quand tout le monde naît. Tu l’as écoutée sans rien dire. … Nous avions dix ans, elle nous plaisait à tous les deux, Angiolina. Nous avons décidé qu’il fallait qu’elle choisisse. Elle, elle a répondu qu’elle ne voulait pas, que ça lui allait de nous aimer tous les deux. Nous non, on voulait qu’elle choisisse qui elle voulait aimer vraiment, d’amour. Elle nous a regardés droit dans les yeux l’un puis l’autre et elle a déclaré que vraiment d’amour, elle voulait nous aimer tous les deux et elle a posé un baiser sur nos lèvres. Vous étiez bouleversés et vous êtes partis en colère contre elle. Plus tard tu as compris qu’elle ne puisse pas choisir. Neto avait décidé que, comme il était le plus vieux, c’était lui qu’elle devait avoir pour amoureux, que moi j’avais le temps. Je n’étais pas d’accord du tout, j’ai dit que pour ces choses-là, l’âge, surtout quelques malheureux mois, n’y faisait rien. Pas du tout, ça y fait et drôlement même, il a dit, et que l’homme devait être plus vieux que la femme, plus capable, il l’avait entendu dire et il pensait que lui était plus capable parce qu’il était plus vieux. Comme je ne savais pas quoi répondre à tout ce raisonnement et que je voulais Angiolina pour moi, je lui ai envoyé un coup de poing dans la figure. … Ce premier automne où Neto et toi, vous êtes partis, vous n’étiez encore que des enfants. Au printemps suivant déjà, vous n’étiez plus les mêmes. Enfin, vous étiez les mêmes mais différents, vous aviez perdu une part de votre enfance, de son innocence. À marcher des jours et des jours, à dormir n’importe où, des nuits et des nuits, à affronter le travail et les gens, heure après heure, semaine après semaine, cela durcit la peau. Vous aviez appris à vous ménager, à vous protéger aussi. Dès lors vous n’avez plus écouté les histoires de votre grand-mère de la même façon. Nous continuions à accueillir ses paroles dans notre coeur. Mais votre tête commençait à déchiffrer d’autres réalités. Le monde de Grand-Mère s’effritait. Vous en entendiez moins la magie et plus clairement la rudesse, l’injustice et la peine. Vous êtes descendus à pied, tous groupés jusqu’en bas. Les plus jeunes marchaient devant d’un pas alerte. Au début ils avaient été silencieux, maintenant ils riaient, ils s’imaginaient partir pour l’aventure. Les jeunes gens les plus âgés racontaient ce qu’ils avaient vu d’extraordinaire les années précédentes, ils taisaient le reste. Le chapeau de feutre sur la tête, les hommes marchaient derrière eux, de leur pas pesant et cadencé, mesurant leur effort, chargés de leurs sacs et de leurs pensées. De temps en temps, l’un d’eux s’approchait d’un autre et lui disait quelques mots. L’autre écoutait, hochait insensiblement la tête. Arrivés à Pont, nous nous sommes arrêtés pour manger un quignon de pain et un bout de tomme, assis sur le muret de pierre qui longe la grand-route, près de la fontaine à la sortie du bourg. À partir de là, petit à petit, le groupe a commencé à se séparer certains sont allés vers le nord, d’autres vers le sud et d’autres encore vers l’est. Le père, l’oncle Giuàn, Gigi et moi et quelques autres, nous avons pris la route qui mène vers la plaine du Po. Lorsqu’on s’est arrêtés, Neto et moi nous nous sommes un peu éloignés, nous sommes allés derrière la fontaine, à l’écart. Nous avons regardé l’eau couler. Je sentais que lui aussi aurait voulu dire quelque chose d’important, dire qu’il penserait à moi, qu’il était triste de ne pas prendre la même route, qu’il aurait bien voulu, mais tous ces mots ne servaient à rien, alors nous nous taisions. Seulement profiter d’être encore ensemble. Bientôt on se séparerait, de longs mois on irait chacun son chemin.