La carte de visite glissée sous sa porte est accompagnée d’un feuillet noirci de quelques mots : Ce monsieur est passé chez toi vers 17 heures. Il a demandé que tu l’appelles demain. Pour quelque chose d’important. Bonne nuit. Mylène. La signature n’est pas nécessaire ; Lucile connaît l’écriture de sa voisine. Fine, tout en retenue, comme l’auteure de ces trois lignes. Mylène, la sage Mylène. Et son éternel sourire. « Un sourire à faire fondre la banquise », dit Marcellin, l’aîné de La Courette. Un sourire à encourager les confidences d’un cachalot, pense Lucile. Après coup, ça l’avait agacée de s’être confiée à sa voisine un soir de gamberge plus sombre que les autres, elle s’était sentie toute ramollie de l’intérieur ; une drôle de sensation, qu’elle n’avait pas aimée. Charles-Guillaume de Briard, lit Lucile sur le carton, cela ne lui dit rien. Elle allume une cigarette et s’affale dans le canapé couleur coquelicot délavé en évitant le ressort qui lui a écorché une fesse la veille. Hercule vient se pelotonner sur son ventre. Hercule est maigrichon, il a le poil rare et le regard inquiet, c’est pour cela que Lucile l’aime. Le chat l’avait adoptée immédiatement quand, six mois plus tôt, elle était venue s’installer à La Courette. La Courette Demoulin est une ancienne cité ouvrière située dans la ville basse, en bord de Meuse. Autour d’une cour pavée, les petites maisons, jaune pâle à l’origine, ont depuis longtemps viré couleur moutarde. Rescapées du bombardement de 1944 qui souffla les trois autres implantations de la cité ouvrière, les habitations furent encore occupées par quelques travailleurs des Entreprises Demoulin plusieurs années après la guerre. La fabrique de pâte à papier qui se trouve un peu en retrait sert maintenant de remise, ou d’atelier. C’est un bâtiment en brique rouge avec trois cheminées repérables des quatre coins de la ville haute ou basse, que contourne le chemin de halage où les péniches débarquaient leur marchandise autrefois. Plus loin, des ferrailleurs, des vendeurs de pneus et de vieilles voitures ont construit des hangars. À la mort du père Demoulin, l’entreprise périclitait depuis quelques années déjà. Le fils, unique descendant de la famille, n’avait les capacités ni techniques ni financières pour remettre l’affaire sur pied. Et encore moins le désir de s’y atteler. Au fauteuil de patron, Élie Demoulin avait préféré les plaines du Larzac. La fabrique a fermé ses portes en 1973 alors que les petites maisons n’étaient déjà plus habitées depuis longtemps, sauf une : celle de Marcellin. Né là, il avait décidé, foi de lui, qu’il y mourrait. La fabrique ne représentait plus aucune valeur marchande, et le site s’était considérablement dégradé. Ce qui avait fourni à Marcellin l’occasion de se proposer à l’entretien des bâtiments. Il rafistolait, un toit par-ci, un mur par-là. Ceux qui y séjournaient payaient le gîte à coups de pelle et de marteau. On débarquait à La Courette le temps de retrouver sa boussole, de rassembler ses billes, de construire des projets ou de poser son sac entre deux gares. De plus en plus, on s’y était installé. Après Marcellin, Francis et Suzy étaient les plus anciens. D’abord dans la même maison, puis chacun dans la sienne. Même si on observe encore quelque mouvement migratoire entre les deux.