Kaboul gémit sous les détonations. Moi je gémis devant l’écran de notre télévision. J’ai six ans et je supplie Gédéon, le caneton : un pêcheur a pris, dans son fi let, le bébé poisson. Morte de peur, maman poisson pleure et pleure encore. Perdue, elle nage du haut vers le bas et du bas vers le haut. Elle s’écrie : « Aide mon bébé, Gédéon ! Aide-le, Gédéon ! Vite, vite ! » Elle appelle Gédéon. J’appelle Gédéon. Nous appelons tous Gédéon. Je prie : « Dieu, grand-mère dit que tu peux aller dans les cieux et les océans : aide Gédéon à sauver le petit poisson. » Ma prière est exaucée. Bébé poisson est sauvé ! Je ris et mes yeux pleurent encore. Je me jette dans les bras de ma maman et je deviens le bébé poisson. J’écoute mon héros Gédéon. Je ne sais pas ce qu’il dit. Il parle le français, et moi le persan. Au-delà des langues, je le comprends. Il montre son long cou. J’ai l’impression qu’il demande un bisou. Il montre son oeil rond. J’ai l’impression qu’il me regarde aussi, ce caneton. Et c’est comme ça que Gédéon devient mon héros. Kaboul gémit sous les explosions. Maman nous cloue, ma soeur et moi, devant la télévision en haussant le son. Les écoles sont fermées. La guerre a provoqué des pénuries de toute sorte. La foule s’amasse devant épiceries et boulangeries. Il n’y a rien dans les magasins et pourtant, je ne sais comment, maman nous déniche plein de fi lms et de dessins animés. Pour détourner notre attention, elle nous fait nous évader de pays en pays. Un jour, nous courons derrière Tintin au Congo. Le lendemain, nous chevauchons des lamas au Pérou. Des journées entières, j’endure les caprices et les gammes de la Castafi ore. Il y a des jours où nous allons dix fois sur l’Île au trésor et quinze fois dans les Cités d’or. C’est durant une de ces longues journées que j’entre dans le château de la comtesse de Ségur et que je rencontre Sophie et ses malheurs. Le château et ses chevaux me fascinent, mais cette cruelle Sophie, lorsqu’elle mutile ses poissons, me chagrine. À chaque fois que je visite ce château, assise devant mon écran, je surveille de près le petit bocal de mes trois petits poissons. Eux aussi, Sophie les terrifie.