On m’a perdu à l’aéroport, dans la salle d’attente. Et puis, bien des années plus tard, je suis devenu adulte. Un petit garçon de cinq ans, peut-être un peu moins, portant un blouson rouge à capuche, un pantalon de velours d’un gris sale, des chaussures marron dont les lacets ont été soigneusement noués par sa mère, une casquette bleu marine avec une inscription dessus, un petit sac en forme de kangourou dans les mains. Il est assis dans un fauteuil et agite les jambes parce qu’elles ne touchent pas encore le sol, et qu’il peut donc les balancer autant qu’il veut. Ce petit garçon ordinaire, que rien ne différencie des autres petits garçons de son âge à part le fait qu’on vient juste de le perdre, est devenu moi. Moi : un homme d’une trentaine d’années, d’à peu près un mètre quatre-vingts, des cheveux châtain clair coupés en brosse, des yeux bleus, des lèvres fines et pâles, bref, un homme ordinaire que rien ne différencie des autres hommes de son âge sinon qu’un jour, il y a longtemps de cela, on l’a perdu dans la salle d’attente d’un aéroport. Elle avait dit : « Reste ici et ne bouge pas. Je reviens tout de suite. » J’avais hoché la tête ; je la croyais, parce qu’elle était ma mère et que je n’étais qu’un tout petit garçon. Elle avait dit : « Je ne peux pas te perdre », et m’avait embrassé sur la joue. Jusqu’à aujourd’hui, j’entends ces mots : « Je ne peux pas te perdre je ne peux pas te perdre ne peux pas te perdre teperdrejenepeuxpasteperdrejenepeuxpasperdre je-ne-peux-pas-te-per-dre. » Seulement, je n’y crois plus. Elle avait dit : « Je ne peux pas te perdre », et elle m’avait embrassé sur la joue. Des lèvres minces et pâles prononçant ce mensonge, des yeux bleus (les mêmes que les miens), de longs cheveux blonds, tels sont mes premiers souvenirs d’enfant. Elle était partie en jetant sur son épaule son sac de sport et elle avait marché sans se retourner : elle n’avait pas eu un regard d’adieu, ne m’avait pas envoyé un baiser de la main, n’avait même pas eu de demi-sourire d’excuse : ma mère ne savait pas trop exprimer ses sentiments. Avant que je comprenne qu’elle ne reviendrait pas, il se passa un certain temps : plusieurs minutes, plusieurs heures, une journée ou une nuit entière. J’avais eu faim. J’avais sorti un chocolat qui était dans une des poches de côté de mon sac et qui avait déjà un peu fondu, j’avais arraché le papier et je l’avais mangé en deux fois. J’avais essuyé mes mains sales sur mon pantalon de velours. D’habitude, ma mère faisait ça avec un mouchoir en papier, en disant : « Tu t’es encore sali ! », mais elle n’était pas à côté et mes mains restèrent collantes. Ensuite, je m’étais endormi, je crois. Je ne sais pas exactement si j’avais réussi à dormir ou non : j’étais affamé, anxieux de ne pas voir revenir ma mère ; à côté de moi résonnaient des voix d’hommes, de femmes, des cris d’enfants. J’entendais le bruit des avions qui décollaient et quand j’avais rouvert les yeux, il m’avait semblé qu’un nouveau jour commençait, comme si ç’avait été jusque-là lundi et qu’on était maintenant mardi. Peut-être que j’avais, effectivement, beaucoup dormi. C’est alors qu’était venu le temps de la peur, de la vraie panique, et je me suis mis à pleurer. Ma mère n’était pas revenue : c’était la première femme qui m’abandonnait. Et vous pouvez m’accuser autant que vous voulez de me vautrer dans cette autocommisération, d’avoir besoin de consolation et de larmes, mais je demande – non, j’exige même ! – de la compassion ; oui, pensez ce que vous voulez, mais n’oubliez pas que je n’étais qu’un tout petit garçon ! Est-ce que les adultes ne savent pas qu’il ne faut pas laisser les petits enfants dans les aéroports sans jamais revenir les chercher ? Ils étaient deux. Elle avait dit : « Regarde l’adorable petit bonhomme ! Il est seul ou quoi ? » Ils étaient deux, et ils me regardaient. Elle : plutôt petite, plutôt grosse, un rose foncé nacré sur les lèvres. Pas belle, mais pas laide non plus. Lui : grand, beaucoup plus grand qu’elle et très maigre (on avait l’impression qu’il risquait à tout moment de se casser en deux), des lunettes à monture marron derrière lesquelles vous regardaient deux tristes yeux gris, une barbe clairsemée sur le menton. « Bonjour, petit ! » dit-elle d’une voix fluette. Ç’avait été tout de suite évident : elle avait quelque chose en tête. L’homme lui toucha l’épaule : « Allons-y, ne perds pas ton temps avec lui !» « Il est peut-être perdu », répondit-elle d’un ton grossier. « Tu es perdu, petit ? » reprit-elle de sa voix fluette. Je secouai la tête pour lui faire comprendre que non. « Alors, où est ta maman, petit ? » Cette manière idiote de m’appeler « petit » m’énervait mais je haussai quand même les épaules, ce qui voulait dire que j’aurais bien aimé le savoir moi-même. « Elle est partie ? » J’acquiesçai. « Pauvre petit ! » Elle s’assit dans un fauteuil à côté de moi, posa la main sur ma tête, et sa bouche rose-foncé-nacré se retrouva sous mes yeux : je vis ses dents blanches inégales et sa langue rouge. « Tu es resté tout seul… — Mais allons-y, à la fin ! Nous allons rater l’avion. » L’homme regarda sa montre à son poignet puis quelque part au loin, là où sans doute était leur avion. « Chuuuut ! On dirait qu’il n’est à personne, dit-elle de manière à ce que je ne l’entende pas ; mais j’entendais tout quand même. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — On l’a abandonné, il n’est à personne ! On ne peut pas le laisser tout seul ! Nous devons le prendre avec nous. — Mais tu es devenue complètement folle ! fit-il en tournant son index sur la tempe. — Ne parle pas aussi fort et, s’il te plaît, écoute-moi. » Elle parlait en chuchotant, sa main toujours sur ma tête, elle lui murmurait quelque chose tout bas et j’aurais pu l’entendre si je l’avais voulu, mais je ne le voulais pas ; tout m’était absolument égal. J’étais en colère contre ma mère, j’avais du chagrin et elle me manquait ; pour ce qui est du reste, je m’en moquais complètement. Lorsque enfin, il capitula et dit : « Bon, d’accord », elle sourit et murmura : « Je t’aime », et je pensai qu’elle disait ces mots à l’homme ; mais je remarquai soudain du coin de l’oeil qu’elle me regardait. Je détestai immédiatement ces trois mots : ils étaient vides, insignifiants, ils ne voulaient rien dire. Quelqu’un, il y a longtemps, a fait une mauvaise plaisanterie en faisant courir le bruit qu’ils sont très importants et signifient quelque chose de sérieux, alors qu’en réalité ils ne signifient rien du tout… Je les ai dits, moi aussi, non parce que je croyais à ce que je disais ni parce que je comprenais leur sens, mais parce qu’il le fallait par convention. Je les disais à ma femme parce que j’aimais la voir sourire lorsqu’elle entendait ces mots. Je les ai dits à d’autres femmes quand je voulais coucher avec elles, ou parce qu’il était impossible de ne pas les prononcer. Je ne voulais tromper personne : je voulais simplement faire comme fait la majorité d’entre vous. …Et eux, cette femme au rouge à lèvres rose vif nacré et cet homme aux tristes yeux gris, ils me prirent dans cette salle d’attente et devinrent mes nouveaux parents, sans jamais me dire la vérité.