À la morgue, nous avons attendu longtemps. Il fallait, paraît-il, préparer le corps. J’étais seule avec JF, dans une salle d’attente empuantie d’odeurs mortifères. Devant nous, une petite table fleurie avec une boîte de kleenex à peine entamée où je puisais avec frénésie, et à mes pieds une corbeille que je garnissais de mon eau. La dame de l’entrée me décochait des regards blasés. Le rituel du lieu. Dans la petite salle où l’on a dressé le catafalque, je la vois en contre-plongée et d’emblée je me rebelle : ça ne peut pas être elle, la fière métisse dont j’étais jalouse, dont l’éclat inaltérable pouvait justifier – et transcender – les métaphores les plus éculées : beauté exotique, teint de satin et longs ongles d’émail ! Ce n’est pas toi, ce visage aplati, cette peau bitumineuse contrecollée sur les tempes, ces lèvres rentrées, fardées de noir. De ta momie déficelée je ne vois que les coudes, le reste engoncé dans une sorte de fourreau dont les bandelettes de papier masquent mal la liseuse défraîchie passée sur la chemise de nuit. Fugitivement, je pense à Papa, avec son veston enfilé par-devant. Ce laisser-aller vestimentaire, qui m’avait tant choquée à l’époque, est bien loin des pieuses toilettes mortuaires de mes classiques ; et que dire de ton ancien rêve satin dentelle… Envolés, les effets de lait et les crèmes pharaoniques qui faisaient reluire ton éternelle splendeur ! Mais comme par un fait exprès monte en puissance,jusqu’à la nausée, avec l’odeur des tubéreuses, suffocante et douceâtre, le maléfice d’exhalaisons trop connues. La boîte de kleenex, que j’ai eu le réflexe d’emporter, va pouvoir continuer son office. Finis les beaux jours où tu faisais cattleya. Jamais plus tu ne sentiras cette odeur de fleur d’oranger, la fraîche fragrance matinale que répandait sur nous ta joue indifférente ; jamais plus tes jupons ne traîneront ce sillage prometteur – pour tant d’autres – de plaisirs honnis qui m’horripilaient. Une silhouette informe déjà envahie de végétations, voilà à quoi tu en es réduite. Ton histoire désormais sous un couvert infect… Les cordes préparées, les croque-morts, appuyés sur leurs outils, n’attendent plus que mon signal. Soudain, je réalise que tu n’as eu droit à aucun cérémonial, messe basse ou tendre lamento, ni camélia fleuri devant ce caveau béant. Passée directement de la chambre froide au trou du cimetière, avec quatre chats pour seul convoi. Un enterrement de pauvresse, indigne de ton rang – tu n’aurais pas manqué de me le reprocher. Réparer cet outrage. Sans réfléchir, je choisis le plus dérisoire, le plus conventionnel, et qu’en incorrigible théâtreuse tu aurais sans doute apprécié ! Les yeux fermés, j’entonne à pleine voix : « C’était un oiseau des îles, une fille d’au-delà les mers. Avec son mari, qu’elle va rejoindre dans un instant, elle est venue du bout du monde… » Mon exorde m’avait renvoyée aux origines. Qu’y avait-il à ajouter ? Le seul codicille qui me soit désormais permis : m’atteler à notre histoire, reconstituer le parcours, comme un point de fuite pour tout rassembler.Un jour tu m’as éjectée de ton ventre. La belle affaire ! Ça ne dit pas les entours, les entournures, les détours qui t’ont amenée là. Une vie pas comme les autres ? Une vie « d’époque ». De guerre, de colonie. Vouée aux oubliettes. Forcée de se fondre dans le flux des successives actualités. Mais mon âge raffole des vieilleries. Alors, traire la mémoire avant que son lait ne tarisse. Dire, même si ça défaille, même si le ressassement a quelque chose de factice. À force de crocheter de vieilles portes, on finit bien par arriver quelque part.