Je retrouve January à l’entrée du passage des Panoramas comme convenu mais elle fait un peu la gueule parce que je suis en retard. Comme d’habitude paraît-il. Elle n’a pas complètement tort même si j’ai une excuse ce coup-ci parce que je suis venu en métro, que le trafic a été interrompu sur la 9 à cause d’une alerte à la bombe et que j’ai dû me rabattre sur la 3 à République où c’est toujours le bordel. Je n’aime pas tellement prendre le métro de toute manière. En principe, je me déplace à vélo mais j’ai un pneu crevé depuis trois jours et je n’ai pas encore trouvé le temps d’aller voir un réparateur pour faire remplacer la chambre à air. « Ouais, ben il faudrait peut-être apprendre à le faire toi-même », elle balance sèchement en passant devant moi pour entrer chez Noglu, le restaurant sans gluten où j’ai réservé. Plus que mes retards chroniques, c’est mon incapacité à me servir de mes mains pour réparer des trucs qui agace January : je ne sais pas remettre la porte coulissante de la penderie de sa chambre sur son rail ; je ne sais pas percer un trou dans un mur en béton pour accrocher un tableau sans le transformer en cratère; je ne sais pas refixer une fois pour toutes le crochet du pommeau de sa douche qui n’arrête pas de se casser la figure ; je ne sais pas remettre son boîtier wi-fi en route lorsqu’il plante parce qu’elle est chez Orange et moi chez Free et que la procédure est différente… Je lui fais parfois remarquer qu’elle ne sait pas faire toutes ces choses non plus, pas plus qu’elle ne sait mettre une rustine sur une chambre à air si on va par là, mais elle répond que ce n’est pas pareil, que ce sont des boulots de mec et que je suis le moins efficace de tous les types qu’elle ait jamais connu. Et de loin. Je veux bien le croire mais ça ne me dérange pas spécialement. « Je suis un intello, moi, je dis pour me défendre. J’écris des livres et des articles. Ils écrivaient des livres et des articles, tes bricoleurs ? — Je suis sortie avec un prof de fac et un réalisateur de documentaires qui faisaient tout ça en plus de savoir planter des clous et de rebrancher des câbles, donc oui… — Ah bon. Et ils sont où, ces génies polyvalents maintenant ?— Oh ! Shut the fuck up ! » On s’engueule souvent, January et moi. C’est un peu notre marque de fabrique. Enfin, disons qu’elle m’engueule souvent parce qu’elle pense que j’ai les bases pour devenir un meilleur être humain mais que je ne me donne pas assez de mal. La plupart du temps, je laisse glisser parce qu’on a aussi des moments d’harmonie symbiotique qui compensent largement, mais ça peut être pesant. Aujourd’hui a d’ailleurs tout le potentiel d’un jour à engueulade : elle a dû poireauter un quart d’heure sur les boulevards sous le crachin en m’attendant et, surtout, c’est la deuxième fois qu’on vient dîner chez Noglu en moins d’un mois parce que je n’ai pas réussi à trouver un autre resto gluten- free près du Max Linder et que j’aurais pu me fouler davantage. « Bof, j’ai regardé sur le Web, y en a pas tant que ça dans ce quartier… — Bien sûr qu’il y en a d’autres. Il suffit de chercher. Mais bon, on ne peut jamais compter sur toi… — De toute façon, qu’est-ce qu’on vient encore foutre dans un restau sans gluten ? On ne peut pas aller manger dans un endroit normal, pour changer ? » Cette histoire de gluten, c’est tout nouveau. January, qui faisait déjà ses courses chez Biocoop et achète tous ses légumes à l’AMAP, s’est découvert cette allergie il y a quelques semaines et ça nous complique un peu plus la vie. « Enfin, pas exactement une allergie, elle précise lorsqu’on la questionne sur le sujet, puisqu’elle ne souffre pas de cette fameuse maladie cœliaque qui impose effectivement d’éviter le gluten, mais c’est mieux tout de même. » À l’intérieur, les mauvaises vibrations se dissipent pourtant. January est contente parce qu’elle a eu un retour positif de son agent à New York pour le livre qu’elle est en train d’écrire – un essai sur les relations entre les militaires américains stationnés au Japon et la population locale. « C’est génial ! Il l’a déjà proposé à un éditeur alors ? je demande. — Non pas encore, mais il a plusieurs pistes sérieuses. Il est confiant, en tout cas. D’autant plus qu’il y a un peu d’actu en ce moment et que ça peut aider… » L’actu, j’ai entendu ça tout à l’heure à la radio, c’est qu’un US marine bourré vient encore de violer une écolière à Okinawa. January ne s’en réjouit pas, évi- demment, d’autant plus qu’elle a consacré son premier bouquin à l’exploitation sexuelle des mineurs en Asie du Sud-Est et qu’elle est assez sensible à la question, mais elle est pragmatique et hausse les épaules comme une Française : « Si ça peut aider… » Dans les restaurants sans gluten, il n’y a pas beaucoup de choix et le pain au sarrasin a la consistance et le goût d’une brique. Même January est d’accord mais, puisque « c’est mieux tout de même », nous voilà partis pour une salade au quinoa et des quiches au fromage de brebis arrosées de vin biodynamique – du pinard élaboré en fonction des phases de la lune, m’explique-t-elle en faisant semblant de croire que ça m’intéresse. Avec mes défauts d’avoir deux mains gauches et d’être constamment à la bourre, la bouffe est notre troisième gros pourvoyeur de conflits. Je mange n’importe quoi, j’achète mon jambon sous blister en plastique chez Franprix, je bois du Coca Zéro à l’aspartame, je vais chez McDo à l’occasion et ça la rend dingue. Et en plus, je suis totalement infichu de cuisiner autre chose qu’une omelette au fromage alors qu’elle est capable d’élaborer tout un repas de Noël avec les trois carottes et les deux navets qui restent dans son bac à légumes.