Ce samedi matin, lorsque Georg Hollerer jeta par la fenêtre de la cuisine un premier regard sur la rue principale, enneigée, de Liebau, il eut une vision. Un moine asiatique, uniquement vêtu de ses sandales et d’un froc sombre, émergeait de l’épaisse tourmente de neige. Son crâne humide et presque nu brillait dans la lumière terne du matin. Il passa lentement sous la fenêtre de Hollerer en direction de la place de l’église. Il s’appuyait de la main gauche sur un simple bâton aussi grand que lui et tenait une petite écuelle dans la droite. « C’est Amélie qui me l’a envoyé », pensa-t-il, alors que la vision s’estompait dans la neige. Hollerer retourna s’asseoir à la table du petit-déjeuner. Pendant de longues minutes, il resta ainsi, immobile, à se demander quel message Amélie avait bien pu vouloir lui envoyer. Ce qui le déconcertait le plus, c’est qu’elle ait précisément choisi un moine bouddhiste pour s’adresser à lui alors que, de son vivant, elle avait été une catholique respectueuse envers Dieu. Irrité, il finit par se lever. Même dans la mort, Amélie parlait par énigmes et le mettait de mauvaise humeur. Ce n’est qu’une demi-heure plus tard que Hollerer comprit qu’il n’avait pas eu une vision. Pendant qu’il boutonnait sa veste d’uniforme sur son ventre généreux, il réalisa qu’il avait remarqué une grosse tache brune au-dessus de l’oreille droite du moine. Il n’y avait accordé aucune importance dans la stupéfaction des premiers instants. Mais cette tache lui paraissait suspecte maintenant – une longue coloration bleu foncé de la peau. Hollerer n’avait que trop vu de telles taches – à tous les stades de coloration, de toutes les tailles, sur toutes les parties du corps. Le moine portait une blessure à la tête. Comme s’il s’était cogné contre quelque chose – ou comme si on l’avait frappé. Préoccupé, Hollerer se dirigea vers la table de nuit. Son pistolet de service se trouvait sous un exemplaire poussiéreux de l’Ancien Testament. Il ne l’avait pas porté une seule fois en trente ans, et encore moins utilisé. Et là, il le sortait du tiroir en le tenant entre le pouce et l’index. (…) Louise Bonì haïssait la neige. Son frère était mort dans la neige, son mari l’avait quittée dans la neige et c’est dans la neige qu’elle avait tué un homme. C’était surtout le souvenir de ces trois hommes qui la taraudait. Elle était parfois parvenue à les chasser de ses pensées au cours de l’été précédent. Mais en hiver, dans la neige, ils étaient sans cesse sur ses talons. À la maison, au siège de la police, dans ses déplacements. Un chien, un fin limier, qui ne perdait jamais sa trace. Et même maintenant, alors que, assise sur son lit, elle écartait les rideaux de sa chambre et contemplait depuis de longues minutes les tourbillons de neige au-dehors, elle pensait à cet homme. Elle le voyait, couché sur une route enneigée, au milieu d’une flaque de cristaux d’un magnifique rouge clair qui ne cessait de s’étendre. René Calambert, professeur parisien, bel homme, marié, une fille, une balle dans la jambe, une balle dans le ventre, toutes deux sorties de son arme de service. Elle lâcha le rideau et se laissa retomber sur l’oreiller. Il neigeait sans discontinuer depuis la veille à midi. Pasd’amélioration en vue pour le jour même ni le dimanche. Fribourg étouffait sous la neige. Ses collègues étaient ravis de faire du ski, les femmes de ses collègues étaient ravies de passer des vacances d’hiver en famille, et les enfants de ses collègues de faire des batailles de boules de neige. Louise serait ravie quand, enfin, elle ne penserait plus à René Calambert se vidant de son sang. Elle jeta un regard sur sa montre digitale : 11 heures 30. Elle ferma les yeux. Une heure plus tard, le téléphone sonna. Elle alla dans la salle de séjour. Le numéro du portable de Bermann s’affichait sur l’écran.