Préface à la nouvelle édition Le désir de republier ce livre plus de vingt ans après sa première édition m’est venu de deux événements. D’une part, un soir à Carpentras où je présentais mon dernier livre, un lecteur, il faut le dire, fidèle, est venu me demander de lui signer, non le nouveau livre qu’il venait d’acheter, mais celui-ci, qu’il relisait depuis presque un quart de siècle. Un tel attachement rendait ce texte séduisant. Ensuite, la semaine suivante, le grand paysagiste Michel Corajoud me proposait de travailler avec lui sur un projet de la communauté urbaine de Bordeaux qui visait à penser la nature comme unifiant des 55 000 hectares de son territoire. Des hommes en souffrance de lien social reliés par la nature ? Idée renversante pour l’idée même de cité ! Logiquement, alors, pour approfondir notre projet, j’ai relu mon Tiers Espace pour approfondir l’idée du territoire moderne de la nature, de la construction du paysage, les interrogations qui sont miennes sur l’apport du protestantisme (idée d’importance à Bordeaux)… La question de la nature comme lien entre l’intérieur de la cité et la campagne, comme entre-deux entre le passé industrialisant et un futur incertain retrouva ainsi sa place dans mon travail. Mon livre oublié reprenait vie pour avancer et le republier prenait sens. Plus profondément, je sais pourquoi je n’ai pas spontanément republié ce texte avant. C’est que je m’y avance sur des terrains historiques qui ne sont pas directement de ma compétence. Je me suis toujours considéré comme un historien du présent au moins autant qu’un sociologue, mais enfin, pas historien tout court. Or, ici, j’ai dû m’aventurer loin car je ne trouvais pas chez les spécialistes de la discipline les travaux qui me manquaient. Certes les idées-clés de ce livre avaient déjà reçu avant sa publication un soutien important : un peu inconscient, je m’étais laissé inviter à un colloque en Cévennes pour parler de l’image de la nature. Moi qui ne suis pas de « la Religion ». Et à la fin de mon propos devant une salle nombreuse et studieuse, je vois se lever du fond de la salle l’historien Philippe Joutard, qui lui « en est », et qui vient familièrement s’asseoir sur la table d’où je parlais. Autant dire qu’il était « la » référence pour ce public. Mon inquiétude était forte. Heureusement, il dit : « Je tiens à vous féliciter car vous avez profondément renouvelé la vision que nous avions des relations entre nature et protestantisme. » Pensez au « ouf » de soulagement qui me saisit ! Quelques années plus tard, il me demandera même de rejoindre son laboratoire universitaire. Le lecteur de Carpentras comme Philippe Joutard vingt-cinq ans plus tôt me poussèrent donc à avancer mes idées. Cet essai pose que la place de la nature, telle que nous la vivons aujourd’hui, doit être pensée comme invention historique dans une civilisation qui l’avait tenue à l’écart pour valoriser sa propre créativité humaine. La nature avait été mise à distance, éloignée du cercle des fidèles, rejetée dans nos propres corps et en particulier dans celui des femmes éternelles sorcières. Et ici la rupture protestante est majeure car la nature y devient signe et signal de l’existence de Dieu. Le temple se vide d’oeuvres de l’homme car ce sont les beaux arbres, les sources, les rivières… qui incarnent la Création. Aussi n’est-il pas surprenant que le premier parc national voué au culte de la nature soit inventé en 1872 aux USA. La France devra attendre le gaullisme pour que nous « inventions » ces monuments naturels, mais, cette fois-ci, dévoués à notre grandeur nationale. Ce livre raconte cette histoire et la difficile construction de nos parcs entre notre idée de la campagne et nos villes. Une grande part de ses matériaux intellectuels découle, comme dans tous mes travaux, d’une approche spatiale. J’ai cherché dans l’histoire des territoires nouveaux dédiés à la nature, en particulier les parcs naturels ou nationaux et les réserves, les clés d’une compréhension d’un processus qui a inventé une nouvelle catégorie d’opérateurs spatiaux, d’abord aux USA, puis en Angleterre et en Allemagne, enfin en France. On pourrait alors parler de retour de la nature dans le champ social, ou de son introduction dans la culture moderne. À la fois comme nouvel acteur culturel, mais aussi comme contenant de toute chose, car année après année l’homme semble se naturaliser, parfois au détriment de sa propre différenciation comme homme. Depuis que ce livre a été écrit, il y a plus de vingt ans, la place nouvelle de la pensée écologique, puis les inquiétudes liées au changement climatique, ont fortement fait évoluer nos perceptions du monde et les termes du débat public. Par contre, la réflexion sur l’origine moderne de cette imposition de nature dans le débat sociétal, les liens entre écologie et religion avec leurs diverses idées de la vérité, tout cela a peu évolué. Le sacre de la nature chaque jour gagne un peu plus, la fin de la volonté d’être son « maître et possesseur » progresse, l’humain même se ré-animalise. Autrement dit, les réflexions de cet essai me paraissent avoir gagné en actualité. Au lecteur d’en juger. Jean Viard – La Tour d’Aigues, 3 juillet 2012