Le vrombissement du moteur brise le silence des dunes. Le vieux pick-up monte péniblement les bosses de sable, s’enfonce dans les creux, faisant gémir ses suspensions. L’air est lourd, le soleil brûlant, les secousses du véhicule coupent presque parfois la respiration, obligeant à se tenir pour ne pas se cogner au bord de la cabine. Un troupeau d’ânes sauvages est effrayé par le bruit du moteur, qui devient infernal en prenant des tours quand les roues patinent, couvrant le cri des oiseaux. La camionnette bâchée glisse dans le sable, hésite sur la piste mal tracée. À perte de vue, il n’y a que des dunes parsemées de maigre végétation. Cloués dans le ciel, planent deux urubus indolents. Je ferme les yeux pour ne plus les voir, mais c’est inutile : ils sont là, rivés aussi sur la persienne de mes paupières, vêtus comme il se doit de leur parure aussi noire que la nuit. Quand les vautours approchent, il y a toujours quelqu’un de moins dans le monde des vivants. Je suis entré dans le café et me suis assis à une table dans un coin. Une femme aux cheveux attachés en chignon s’est arrêtée quelques secondes de passer son chiffon sur le comptoir, m’observant dans le reflet d’un miroir fixé au mur. Puis elle a repris son geste de la main, comme si mon visage ne lui disait rien. Passer partout inaperçu est devenu un de mes secrets. Je suis d’une irritante vulgarité de taille et d’aspect ; personne ne se souvient jamais de moi, ce qui est une qualité inestimable pour ma profession. Ce jour-là, par exemple, cette grosse femme aux cheveux qui sentaient la friture était loin d’imaginer que le grand Mário França venait d’entrer dans le Café de Paris. Mes yeux se mouillent à chaque fois que j’y pense. Il n’est pas toujours facile de porter le poids de la célébrité sans qu’il se dénote dans les petits gestes, à la manière de dresser légèrement la nuque au-dessus des épaules. Cette vie en état d’alerte permanent, en constante dissimulation de mes émotions et de mes sentiments, est parfois difficile à supporter.Je mords l’ambiance à travers les fentes de mes yeux, fermant presque les paupières. Quelque part dans cette salle, à une de ces tables, s’est assise jour après jour la femme que je recherche. Je me la représente se tenant le menton dans la paume d’une main, pensive, imaginant des formes et des couleurs dans le vide, fumant de longues et fines cigarettes, sirotant des cafés l’un après l’autre. Je sens sa présence incrustée dans les murs, reflétée par les miroirs et par le revêtement de Formica brillant des tables et du comptoir. Je devine son ombre invisible pendre au lustre en plastique qui descend du plafond, vibrer dans la lumière bleue de la machine à frire les mouches. La femme qui nettoyait le comptoir faisait semblant d’étudier des yeux la trajectoire du torchon qui lui occupait la main droite, tandis que de la main gauche, qui passait derrière, elle poussait les miettes qu’elle rassemblait en petit tas avec l’ongle de son index. Ses mouvements avaient un tempo précis, deux coups de doigt, un coup de torchon, deux coups d’ongle, un de torchon, dans un rythme ternaire. J’ai imaginé la mélodie qui devait l’accompagner en sourdine dans sa tête, Crosby, Stills, Nash & Young, Eric Clapton peut-être… Mais elle paraissait aussi indiff érente à cette musique inaudible qu’au reste du monde, comme si la vie se résumait pour elle à la surface d’un comptoir de café. J’ai payé ma consommation et suis sorti sur le trottoir. La pension Cristal se trouvait à quelques mètres du Café de Paris, et son large balcon orné dedrapeaux s’étendait sous une bande de ciel encadrée entre les hauts immeubles de la rue Galerie-de-Paris. Une ombre aurait pu se dissimuler derrière le rideau d’une fenêtre de cette pension pour épier tous les mouvements entre le café et l’adresse vers laquelle je me dirigeais. Ou quelqu’un chargé d’en finir avec la vie de quelqu’un d’autre, de le gommer de l’échiquier du monde. J’ai photographié des yeux les façades des immeubles – me souvenir de leur aspect précis pourrait m’aider plus tard –, gravant par deux fois au fond de mes rétines un frontispice bizarre quelques mètres plus loin, avec sa grande et radieuse fenêtre ovale rappelant une écoutille géante ouvrant sur la mer asséchée d’une rue pavée. Excellent poste pour un sniper, me suis-je dit en silence, tandis que j’avançais vers le numéro vingt, situé exactement entre la porte du café et la pension. La serrure a laissé échapper deux légers soupirs quand j’y ai introduit l’épingle de mon passe, mais la porte a cédé sans un bruit en glissant sur ses gonds fraîchement huilés. J’ai monté quatre à quatre le raide escalier du vieil immeuble et j’ai dû m’arrêter sur le palier au premier étage pour reprendre mon souffle. D’un grand détective comme moi, on attend des pas élastiques et une énergie inépuisable ; il faut maintenir les apparences, ai-je pensé en sentant mon coeur battre la chamade au fond de ma gorge. Le studio de Paula Dagostine était vide, glacial. Le claquement de mes pas s’est réverbéré en écho sur les murs, assourdissant, quand j’ai traversé la piècejusqu’à l’endroit où un brillant rayon de soleil, passant à travers une fente des volets, tombait sur le plancher. Le vide et le silence épais, tendu, me rappelaient la sensation magique d’une scène venant tout juste d’être abandonnée à la fin du dernier acte. Le public, ayant quitté la salle après les applaudissements, me laisse seul sous le cône de lumière qui éclaire les artistes. Au sol, nulle marque de craie délimitant la silhouette d’un corps retrouvé mort. Pour dire la vérité, il n’y avait aucune preuve, ni même le moindre indice que la peintre ait quitté le monde des vivants. Elle pouvait s’être seulement volatilisée, avoir été enlevée ou avoir fui secrètement pour disparaître dans la nature on ne sait où. J’ai souri sous le projecteur, comme si j’avais besoin de preuve pour me convaincre. Un léger courant d’air m’apporta un tourbillon d’odeurs : parfums d’hommes et de femmes en rhapsodie. Chanel, Yves Saint-Laurent, Cacharel, Giorgio Armani, Dior, Givenchy, Lancôme, mais, se détachant de l’ensemble, une base plus prononcée d’Anaïs Anaïs. Du tabac de quatre marques différentes : Cohiba, Pall Mall, Dunhill et Marlboro ; de l’encens ; des peintures diverses, encore humides ou déjà sèches : acrylique, huile, aquarelle ; une légère odeur de sueur rance avec deux tonalités ; traces de détergent alcoolisé et de crème dépilatoire ; restes de nourriture fermentée ; lessive en poudre ; vieux journaux ; produit sanitaire ammoniaqué. J’ai inspiré une fois, deux fois, mémorisant le cadre olfactif en vue d’une analyse postérieure qui pourrait m’aiderdans mes recherches. Ce don de sommelier, cette rare fi nesse d’odorat me permet d’établir un diagnostic en quelques centièmes de seconde quand j’arrive sur un lieu où un crime a été commis. Et cette fois-ci, l’odeur m’orientait une nouvelle fois, sans grand risque de me tromper, vers un crime. Avant même d’avoir découvert la victime. J’ai refermé la porte. Il n’y avait plus rien à voir. La peintre Paula Dagostine avait été assassinée dans son studio de la rue Galerie-de-Paris sans qu’on eût retrouvé son corps, sans qu’aucune plainte n’eût été déposée, sans qu’on possédât la moindre information à son sujet. En descendant les marches, puis en m’éloignant sur le trottoir, j’ai médité longuement sur ce cas étrange, le premier de son genre en vingt ans de vie de détective.