Penser l’événement Nicolas Truong Une union sacrée, une communion nationale, un sursaut républicain. Un moment de fraternité hors du commun, une date historique de regain civique. Les superlatifs n’ont pas manqué pour qualifier les immenses manifestations du 11 janvier. Au point que son « esprit » ne cesse d’être invoqué et convoqué par les intellectuels et les personnalités politiques. Jusqu’à l’excès souvent, à la caricature parfois. Après le recueillement, le temps est venu de passer du réflexe à la réflexion. Et de penser cet événement qui a à la fois ébranlé, unifié, divisé la société française et solidarisé l’Europe entière. Qu’est-il arrivé à la France lors de ce terrible mois de janvier ? Tout d’abord l’irruption de scènes de guerre par temps de paix, l’importation des conflits du Moyen-Orient dans une contrée pacifiée, le carnage obscurantiste sur une terre laïciste, le surgissement du chaos syrien au coeur de l’Est parisien. Comme l’explique le juriste Antoine Garapon dans la dernière livraison de la revue Esprit (n° 412, février 2015), cet événement marque l’avènement de la « déterritorialisation » du monde. C’est la fin du lien historique entre territoires et populations, individus et nations. Telles des ONG mafieuses et meurtrières, les groupes djihadistes se jouent des frontières, des loyautés et des appartenances. Autrement dit, « les ennemis sont partout » parce que « le djihad est l’Erasmus du délinquant radicalisé, l’horizon mondial du caïd de quartier ». En effet, ces jeunes extrémistes radicalisés habitent « plusieurs espaces mentaux, la France mais aussi le Moyen-Orient ; ils sont ici et là-bas », poursuit le secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice. Pour une frange déstructurée de la jeunesse des quartiers, la France ne fait plus sens. Pour une minorité agissante de jeunes désoeuvrés, la détention d’une carte nationale d’identité n’empêche pas la revendication d’identités internationales à la carte : français le temps d’un match, algérien l’espace d’un autre ; palestinien un jour, syrien le lendemain ; caïd d’une cité HLM le soir, soldat du califat irakien le matin. Le terrorisme fait donc désormais partie des données immédiates de notre conscience. Et la France danse sur un volcan. Car la fabrique terroriste tourne à plein régime dans ces « universités du djihad » que sont devenues ses prisons insalubres et surchargées, insiste Antoine Garapon. La bataille des interprétations fait rage. Pour les uns, c’est principalement la désintégration sociale des populations issues de l’immigration qui a conduit au chaos mental d’une partie de la jeunesse française. À force de laisser prospérer les cités dans la Cité, d’abandonner ces territoires perdus de la République aux marchands de sens et de sang du djihadisme numérisé, la catastrophe est arrivée. Des émeutes de 2005 aux tueries de 2014, un cran a été franchi. Parce que la France ne fait plus sens, parce que la République ne fait plus rêver, parce que l’endoctrinement sectaire est un ersatz de sacré, une fraction de la génération nihiliste s’adonne au délire djihadiste.