Le titre de ce livre – D’un désastre obscur –, publié pour la première fois par l’Aube en 1991, est tiré d’un vers fameux de Mallarmé, le premier vers du Tombeau d’Edgar Poe : Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur Quelques années plus tard, j’ai publié chez P.O.L. un roman dont le titre est : Calme bloc ici-bas. Comme on voit, il ne me reste plus qu’à publier un essai sous le bref titre de Chu, et j’aurai épuisé, en trois livraisons, les ressources d’un seul vers de Mallarmé. Mais il se peut que le mot « chu » soit latent dans le présent livre, dont je remercie ses éditeurs d’avoir eu l’idée de le ressusciter plus de vingt ans après son apparition/disparition. Car ce qui lui sert de point de départ est bel et bien la « chute » de l’Union soviétique, amorcée sans doute en 1989, tout à fait consommée en 1991. C’est cet effondrement qui est qualifié de « Désastre obscur ». Pourquoi « désastre » ? Parce que le processus objectif, qui a mis fin à un État, à un Empire, qui peu d’années auparavant était encore une « superpuissance » partageant avec l’autre (les États-Unis) une forme de pouvoir planétaire, n’a aucunement été le résultat d’une contradiction visible, d’une révolte populaire, d’une secousse qui soit de l’ordre de l’événement politique ou historique. Cette formidable construction s’est en quelque sorte affaissée sur elle-même. Ses dirigeants eux-mêmes, Gorbatchev en tête, et mieux encore Eltsine, ont activement contribué à sa mise à mort. Gorbatchev, intellectuel plein de bonnes intentions, quoique nourri dans le sérail des apparatchiks, rêvait d’être enfin jugé convenable, civilisé, fréquentable, par ses pairs du monde occidental. Il voulait en finir avec l’image dominante, dans nos pays, de la Russie sous Brejnev : un mélange peu ragoûtant d’inertie totale et de brutalité bornée. Avec ses mots d’ordre comme « transparence » et « réforme », Gorbatchev a fait faire à la bureaucratie fatiguée de l’URSS ses premiers pas dans l’inénarrable jargon parlementaire de la « démocratie ». Et à ce titre, il reste une figure estimée chez nous, même si l’immense majorité des Russes n’a pour lui et pour le désastre qu’il a mis en branle, – et dans lequel eux, la masse des gens, n’ont pratiquement joué aucun rôle –, qu’une sorte de mépris étonné. Il est vrai, même si l’on peut juger ce fait très regrettable, que Staline demeure, pour cette même majorité, la grande figure russe du xxe siècle, ce qui est peu compatible avec une glorification de Gorbatchev. Eltsine, alcoolique rusé et violent, était bien plus inscrit dans des traditions russes populaires, si même il l’était dans le style du grand banditisme. Au demeurant, on observe l’importance en quelque sorte spirituelle de la pègre, tant dans les romans de Dostoïevski que dans les contes de Chalamov, aussi bien, hélas, sous Staline que sous les Tsars. Eltsine, animé d’une spiritualité de ce genre, a poussé dehors le civilisé impuissant, et en est venu à ce qui en tout cas est compréhensible pour tout le monde : la corruption la plus totale, dont le coeur a été la mise en vente par pièces et morceaux de tout l’appareil productif soviétique. Eltsine a oeuvré à l’entrée en scène d’un nouveau personnage : le milliardaire en dollars fraîchement issu des rangs de feu le parti communiste. Et, se conformant à ce personnage des Saintes Écritures qui affirme qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ces milliardaires post-bolcheviques, comme s’ils continuaient après une longue et bizarre interruption les moeurs de la noblesse russe avant la guerre de 14, sont venus dépenser leur argent sur la Côte d’Azur. Ce sont ces personnages qui ont montré au monde entier que le désastre était en effet total, puisqu’en quelque sorte on repartait de zéro. Bientôt du reste, en grande pompe, les popes et les gouverneurs reconvertis dans les affaires semi-mafieuses sont venus réaffirmer, au pays des Soviets et des plans quinquennaux, dans ce qui avait été le centre vivant de la troisième Internationale et le coeur du « camp socialiste », les valeurs éternelles de la Sainte Russie, pendant que de-ci de-là – mais jamais partout – on jetait bas les statues de Lénine. Maintenant, pourquoi qualifier d’obscur ce retour éternel de l’identique ? Parce que le sens de cet effondrement, dès lors qu’il n’a aucune cause antagonique claire, que nulle force politique neuve ne l’a provoqué, qu’il résulte principalement de ce que les privilégiés et les dirigeants du monde soviétique ont jeté l’éponge, ont décidé qu’il fallait en finir avec la fable selon laquelle ils étaient les héritiers de Lénine et de Staline, est et demeure une énigme. Naturellement, les anticommunistes et antisoviétiques patentés ont une explication toute faite : la construction soviétique, imposée au peuple russe par une Terreur innommable, était vouée à un échec total, dont même les dirigeants de cette construction ont fini par prendre conscience. Peut-être, peut-être. Mais « échec » de quoi, exactement ? Le bilan du nouveau cours des choses en Russie est si lamentable, que la presse « démocratique » tente de faire croire que c’est parce que le régime actuel, avec l’autocrate Poutine, continue en quelque sorte le régime stalinien. C’est quand même une plaisanterie. Il faut regarder les choses en face : par rapport aux années quatre-vingt, l’espérance de vie en Russie a diminué de presque dix ans. Les retraites et les salaires n’ont été payés que très irrégulièrement. La vie, surtout en province, est nettement plus difficile qu’avant. Le système éducatif est misérable. Alcoolisme et toxicomanie ont explosé sur tout le territoire. Le chômage a fait son apparition. Les grandes écoles savantes, en mathématique ou en physique, qui faisaient la gloire intellectuelle de l’URSS, ont émigré vers l’Ouest. L’armée soviétique elle-même part en lambeaux, ayant pris l’habitude de vendre ses armes au plus offrant plutôt que d’envisager de s’en servir. Comme le disent couramment les Russes : « Avant, nous faisions peur à tout le monde, aujourd’hui on nous voit comme des sous-développés qu’on méprise ». Qu’après une grande guerre victorieuse contre la machine de guerre nazie, qui avait écrasé – entre autres – les Français ; qu’après quarante ans d’hégémonie mondiale partagée, le lancement du premier satellite, les fusées, l’arsenal atomique, l’existence de vassaux idéologiques et politiques dans la moitié de l’Europe, on range communément la Russie, aujourd’hui, après vingt ans de capitalisme, dans la rubrique des pays « émergents », quel dirigeant politique pourrait s’en vanter, quelle que soit par ailleurs son orientation ? Oui, pour le peuple russe lui-même, ces vingt dernières années confirment qu’il s’agit d’un désastre objectif, qu’il est impossible d’attribuer à la « continuation » du régime antérieur, mais qu’on doit bel et bien imputer à son étrange effondrement sans combat d’aucune sorte. Le présent essai propose sur ce point quelques hypothèses, dont la principale est que le régime soviétique était mort bien avant sa mort « officielle » ; qu’en effet, ce qui en cimentait et la puissance et les terribles violences, ce qui en faisait une construction volontaire inédite, une sorte d’arrachement à tous les modèles historiques établis, tenait à la vitalité d’une Idée, l’idée communiste, dont le devenir avait cessé depuis sans doute, en 1989, une trentaine d’années au moins, de passer par les réalisations, les stagnations, et même les crimes, de l’État soviétique. L’obscurité est donc, au moins partiellement, celle d’une mort visible – celle de la forme de l’État soviétique – qui dissimule une autre mort plus cachée : celle de l’Idée qu’on suppose au principe de cet État. À partir de quoi, je m’intéresse aux catégories abstraites qui sont aussi en jeu dans ce décalage des morts (le Pouvoir, le Droit, la politique communiste, la forme Parti, les notions, elles-mêmes obscures, de défaite et de victoire…) Je me demande aussi si l’Idée a pu tenter de renaître ailleurs, si elle a un avenir, quel était au juste son rapport au pouvoir, aux États, à quoi ces péripéties nous convient, quel chemin de pensée elles engagent. J’ai continué depuis à méditer cette aventure, la seule qui ait donné sens à l’ensemble du xxe siècle. J’ai approfondi et varié les analyses et les interventions publiques que je jugeais nécessaires. Mais je n’ai pas à renier l’ébauche que vous allez lire. Alain Badiou. Avignon, juillet 2012.