« Confutatis maledictis », ai-je murmuré en apercevant un cadavre de femme qui flottait sur les eaux du fleuve. La mort n’est vraiment pas quelque chose de joli à voir. J’ai beau en avoir l’habitude, poser les yeux sur un corps sans vie me laisse toujours aussi perplexe et songeur. D’autant plus que la femme qui habitait ce corps il y a quelques heures encore était très belle, ce qui rendait le crime d’autant plus révoltant. Car je ne doutais pas un seul instant qu’il s’agissait d’un crime. Même si je n’en avais aucune preuve, mon instinct me le disait. J’ai posé mes puissantes jumelles Zeiss. La scène qui allait suivre ne m’intéressait pas beaucoup. La police était arrivée, commissaire de la criminelle en tête, et commençait déjà l’opération de repêchage du corps. Suivrait l’audition des membres d’équipage du yacht de luxe qui mouillait près du quai. Simple mesure de routine qui aboutirait à une impasse, j’étais prêt à le parier. Je me suis appuyé sur le dossier de mon fauteuil pour essayer de me détendre. Deux mouettes planaient au-dessus du fleuve. Un effluve musqué pénétrait à travers les jours de la fenêtre mal jointive de mon bureau, une odeur qui m’aide à réfléchir. Les bateaux, les ponts, la cascade des toits des vieilles maisons accrochées aux berges escarpées du fleuve Douro constituent une toile de fond qui m’inspire toujours, qui nourrit mon raisonnement déductif. Je n’avais plus qu’à attendre. J’étais sûr qu’on viendrait me chercher. Ce n’était qu’une question de temps, mais je n’avais aucun doute que tôt ou tard, quelqu’un ferait appel à mes services. Avant qu’il ne soit trop tard. Le lendemain, le crime ferait les gros titres des journaux : « Lady Godiva assassinée. » J’ai souri. J’étais le seul à savoir que la femme qui était morte n’était pas la célèbre chanteuse pop, mais un sosie. Ou alors, je ne m’appelle plus Mário França, un des plus grands détectives du monde. J’aime contempler longuement le fleuve Douro quand je n’ai rien à faire. Ce qui m’est arrivé fréquemment ces derniers temps. Notre métier de détective est essentiellement composé de périodes d’attente, parfois interminables : l’attente qu’une mort apparaisse suspecte, ou qu’un crime soit commis et que leur explication exige l’intervention d’un spécialiste ; la patiente attente, ensuite, qu’un suspect se manifeste et finisse par tomber dans les mailles du filet qu’on lui aura tendu. Ou alors, plus simplement, l’attente qu’on vienne frapper à notre porte pour nous demander le plus modeste des services : surveillance, filature, photos compromettantes… En période de disette, je navigue d’attente en attente, immobile comme un ascète devant le panorama de ma fenêtre, économisant au mieux mes efforts. Je bascule alors en mode veille, me déconnectant de tout ce qui m’entoure, laissant seulement mon cerveau travailler fébrilement. Je peux même presque le débrancher pour me plonger dans une sorte d’hibernation, sans penser à rien, conservant seulement mes sens en alerte. J’ai le corps et l’âme aguerris à ces longues périodes de vide quasi absolu qui composent ma vie. Je suis devenu tellement accro au silence que je suis sans cesse en attente d’une autre attente – ce qui en vient à me confondre parfois, ne sachant plus exactement ce que j’attends ni pourquoi. J’ai longé en marchant le Muro dos Bacalhoeiros, traînant un peu les pieds sur les dalles irrégulières du quai de granit en direction de mon bureau. J’ai pris soin d’éviter les grands anneaux de fer forgé scellés au sol auxquels s’amarraient jadis les bateaux des pêcheurs de morue. Ce quai légendaire, le plus célèbre de Porto, est tombé en désuétude depuis que le vieux port des bouches du Douro a cessé d’accueillir les navires de fort tirant d’eau. Aujourd’hui, le trafic fluvial n’est plus constitué que de gabares qui ne transportent plus autant de marchandises et de tonneaux de vin qu’autrefois, de bateaux de tourisme et de quelques yachts de milliardaires. Sans oublier les vedettes rapides, les longues pirogues des rameurs qui pratiquent l’aviron, les jet-skis et les petits chalutiers de l’Afurada, le seul port de pêche qui subsiste, situé sur la rive gauche du fl euve. Les cargos, les pétroliers et les grands navires de pêche de haute mer ne pénètrent plus depuis longtemps dans le fleuve, mais vont mouiller dans le port marin de Leixoes construit au nord de l’estuaire. Les pêcheurs de morue ont disparu ; aujourd’hui, ils sont presque devenus des personnages de cire pour musées. La flotte de pêche au long cours qui dominait jadis les mers de Groënland et de Norvège a été démantelée presque en totalité suite aux ruineux accords de pêche de la communauté européenne. Les procédés de salage et de conservation du poisson ont changé et les anciennes sécheries de morue de Lavadores, qu’on devine encore au loin, ont été abandonnées. Seul le Muro dos Bacalhoeiros, devenu un véritable mémorial de la dernière aventure maritime portugaise, s’élève encore sur la rive du fl euve, au coeur du quartier de Ribeira. Je me suis arrêté à la porte du vieil immeuble où se trouve mon bureau. Le voyage le long du Muro ne fait que quelques pas : il est beaucoup plus court dans l’espace que dans le temps ! Je suis toujours fébrile, comme à l’affût du moindre danger, lorsque j’atteins l’entrée de ma tanière. Tentant vainement de me fondre dans le paysage pour passer inaperçu, je sens un frisson me parcourir au moment où je me prépare à enfoncer la clé dans la serrure. Une des raisons qui me mettent dans cet état est que j’ai toujours peur de tomber sur ma propriétaire, Dona Arminda. Elle monte souvent la garde à la porte de l’immeuble, aux aguets, devinant mon approche grâce à son oreille de lynx. Trois mois de retard de loyer la rendent toujours très anxieuse, la mine renfrognée. Quand elle réussit à m’intercepter, elle me brandit un chapelet de menaces auxquelles je suis habitué. C’est un jeu auquel je me livre avec elle avec un secret plaisir. Je garde toujours en réserve le montant de mon loyer, mais j’aime la faire ainsi mijoter à petit feu pour deux raisons : primo, si un jour je suis à cours d’argent, elle sera habituée à mon retard, et secundo, je trouve passionnant d’inventer sans cesse des histoires, de faux prétextes pour justifier un nouveau délai, une sorte d’entraînement à l’art de la fable et du leurre, si utile à la profession. J’ai tourné la clef dans la serrure et j’ai pénétré dans le hall d’entrée de la manière la plus discrète que les gonds rouillés de la porte me le permettaient. Cette fois-ci, coup de chance, Dona Arminda était apparemment hors du terrier, et sans perdre une seconde, j’ai commencé à monter les escaliers comme un chat, sur la pointe des pieds, sans presque arracher un seul gémissement aux vieilles marches de bois vermoulu. Tant de précaution pourrait paraître inutile : à la manière dont étaient rangés les papiers sur la commode du couloir, à la position de la poignée de la porte de la pendule, à l’angle que faisait le tapis indien, je savais qu’elle était sortie. Mais même en la sachant au large, je monte toujours l’escalier en silence, les muscles tendus, prêt à toute éventualité. Dans notre vie de détective, on vit en permanence sur le fil du rasoir ; il y a toujours un fripon prêt à nous préparer un coup fourré, lui ou un de ses sbires, pour toutes sortes de raisons. Alors, si je suis devenu un obsessionnel des règles de sécurité, je sais que cette forme de paranoïa m’est très utile : ma méthode personnelle de détection des intrus m’a déjà sauvé la vie dans de multiples situations. Je suis arrivé au second étage et je me suis glissé sans bruit jusqu’à la porte de mon bureau. Une petite plaque en laiton y est fixée à hauteur des yeux : « Mário França, détective privé. » Une petite touche de luxe confectionnée par Dédos – alias Doigts d’Or – un de mes fidèles agents de terrain. Artisan habile, il possède un petit atelier d’orfèvrerie où il travaille comme personne l’argent et autres métaux. Des activités autorisées et d’autres moins – comme la gravure de faux poinçons, que je fais semblant de ne pas voir – le font naviguer sans cesse sur la ligne étroite entre le cadre légal et le monde du crime, ce qui le transforme en un puits d’informations et une taupe efficace à l’occasion. Un jour, j’ai dû le sauver de la prison suite à une de ces affaires plutôt louches dans lesquelles il se fourre parfois. Reconnaissant, il m’a offert cette plaque de métal jaune avec mon nom gravé en bas-relief sur un fond où l’on peut lire, sous un autre angle et en caractères plus discrets, un peu comme sur un hologramme : « Le meilleur du monde. » Malgré son côté kitsch, voire ringard, cette clinquante annonce fonctionne comme un double avertissement pour tout client éventuel s’apprêtant à frapper à ma porte. Ou pour tout coquin animé de mauvaises intentions.