Antoine ne dormit justement pas beaucoup cette nuit. Lorsqu’il ne se levait pas pour scruter les nuages phosphorescents et tenter d’y repérer quelques visages, il déchirait son lit, à force de retournements transpirants. Les complaintes du dormeur de la chambre du haut harcelaient toujours ses tympans. En plus des images d’Ambre en surimpression, des perfusions se métamorphosaient en serpents, et d’autres animaux déguisés en médecins tournicotaient dans sa chambre: il en était quitte pour ce que l’on appelle communément, une bonne nuit de merde. Plutôt que de compter les moutons, Antoine recensa tous ses défauts, qui lui entrouvriraient les portes de l’enfer sans souci, quoi qu’en dise Madji. Il n’avait jamais aidé personne, du moins n’avait jamais osé le faire. Il n’avait jamais osé aider ce clochard par terre dans le métro, qui ne remuait plus ; il n’avait jamais levé les yeux lorsqu’il entendait une agression à l’autre bout de la rame du bus, il n’avait jamais défendu un collègue enguirlandé au travail. Antoine n’avait vraiment rien d’un saint. Un point commun avec la majorité des gens, au fond. S’il voulait rejoindre Ambre, il devrait mettre les bouchées triples. Tiens, une odeur de bacon grillé l’arracha de son court sommeil, celui de cinq heures et qui semble avoir duré cinq minutes à peine. Un petit-déjeuner, carrément un petit brunch, lui disait bonjour. Sur son lit, un plateau débordait de petites viennoiseries, pains, fruits, biscuits, œufs brouillés. Devant lui, Madji, la mine sérieuse, tout habillé en costard-cravate. Le visage d’Antoine, en compote, lui sourit. « Ah oui, ton père, le propriétaire, tout ça. J’espère que tout ceci est remboursé par la Sécu… » Alors qu’il dévorait un pancake, Madji se mit à marcher dans la chambre de long en large, une nouvelle fois. « Il te faut des forces. Car on va devoir l’aider. » Antoine savait qu’il parlait du dormeur de la veille. « Tu veux vraiment que sa dernière vision sur cette Terre soit le plafond de sa chambre? demanda le prince. — Non, bien sûr ; c’est pour cette raison que j’ai pensé à des associations que l’on pourrait contacter. Celles qui réalisent les derniers vœux des mourants. Elles pourraient venir le voir, l’écouter, et l’aider. Au fait, tu sais où est le bacon, je le sens, mais je n’en vois pas. Bizarre. » Madji scruta le sol, comme s’il recherchait quelque chose, puis releva la tête. « Franchement, Antoine, ton projet équivaut à offrir une boîte de chocolats à un comateux, je ne vois pas trop l’intérêt. — Alors, qu’est-ce que tu veux de plus ? — J’ai déjà sollicité le directeur, afin de lui demander de l’aide. Il m’a envoyé voir ailleurs, et c’est ce que je compte bien faire. Il a raison, en même temps. J’ai beau lui avoir proposé de transporter ce malade en ville, dans son zoo, ce fut niet. “Trop dangereux” m’a- t-il dit, le comble! » Antoine posa sa tasse de café torréfié, en provenance directe des plantations les plus luxueuses de Colombie. « Quoi? Tu veux que… » Madji croisa les coudes et acquiesça. Le brunch trois-étoiles dévoré, ils remontèrent à l’étage, cette fois sans devoir faire attention. De jour, la chambre se montrait encore plus glauque. Difficile de discerner la tête du dormeur, enfouie dans l’enchevêtrement de tuyaux moins poétiques que durant la nuit. L’homme identifia ses visiteurs nocturnes, et proféra la même litanie. « Je veux… les revoir. — Vous allez les revoir », murmurèrent-ils en chœur. L’homme sourit, ses paupières sèches se colmatèrent à nouveau. Ils le prévinrent de leur entreprise, histoire d’éviter sa crise cardiaque le jour J, puis regagnèrent leur chambre. Lit tiré, bagages libérés des armoires, chacun son sac à dos. Un détour par la pharmacie, au sous-sol. Madji assurait le rôle de maître des clés ; grâce à son père, les portes du Paradis s’écartaient avec facilité. Devant les étagères gonflées de fioles, pilules, boîtes de médicaments neuves, flacons, masques et autres seringues, Antoine et Madji se contemplèrent et firent oui de la tête. Ils écartelèrent un troisième bagage, rabougri et vide, aussitôt gavé du parfait nécessaire de l’endormissement efficace: morphine, codéine, opioïdes, hydromorphone, sufentanil, adré- naline et autres joyeuses molécules aux consonances divines. Direction ensuite les cuisines pour rassembler quelques provisions, au cas où. Un commis préposé au ponçage des plaques grasses ne remarqua même pas leur venue. Le paquetage prêt, ils défilèrent sous la fenêtre du directeur, qui adorait surtout ausculter l’horizon. Celui-ci fronça les sourcils et hurla. « Hé vous, vous allez où ? Vous ne pouvez pas quitter le Paradis comme cela! » Le duo stoppa, et fixa le directeur tout en marchant à reculons vers les garages en plein air, qui abritaient deux ambulances spacieuses, affublées du logo plu- meux du Paradis. « Corriger certaines choses! répondit Antoine. — Pardon ? Mais qu’est-ce que vous comptez… Madji, reviens ici… Attendez-moi là! — Parfait! chuchota Antoine, il sort! » Avant de pouvoir prévenir des infirmiers, le pro- fesseur Gabriel apparut dehors, enfonça ses pas lourds et fâchés dans le gravier. Il se dirigea vers la première ambulance et découvrit Antoine à la place du passager, qui lui souriait. Enfin presque. Il portait un masque à oxygène, prêt pour la descente de la colline. Ce serait dommage de mourir en quittant le Paradis. « Sortez! » Le directeur n’eut pas le temps d’ajouter une autre réplique. Une brûlure instantanée lui griffa le cou, puis il reçut un coup de boule de Morphée: derrière lui, Madji venait de lui planter une aiguille remplie de buprénorphine, puissant anesthésique avec effet immédiat. En comparaison, la morphine est aussi assommante que du cidre. « Pour une fois, vous ferez de beaux rêves : vous verrez, ce n’est pas si mal », lui susurra Madji en le couchant sur le gravier avec délicatesse. Il disséqua ses poches pour dénicher la clé de l’ambulance. « Vite, vite ! » cria Antoine tandis que la horde d’infirmiers fonçait sur eux. Il détecta la clé et bondit dans le véhicule. Les pneus creusèrent le gravier, puis ils disparurent. L’ambulance blanche dévala les routes, les sirènes excitées pour tra- verser la mer noire de voitures à l’approche de la Ville de la Vallée. Au volant, le jeune homme s’éclatait, ses rétines pirouettaient et s’extasiaient devant chaque panneau. Il baissa la vitre, et laissa l’air lui caresser le visage, comme un chien excité. Antoine sentit sa poitrine se serrer. Il musela la sirène. « On va rester discrets. » La voiture approchait les faubourgs de la Ville de la Vallée. Les grands magasins de meubles moches, de matelas trop chers, et les restaurants de chaîne se collaient les uns aux autres. « Prends cette sortie. — Mais ? Ce n’est pas la direction du zoo… — Non. »