Le temps des premières fois, pensa Louise Bonì. Elle sortit une bouteille de sa sacoche et s’assit dans l’herbe. Pour la première fois, des heures supplémentaires ; pour la première fois, Kirchzarten – le premier mort. Cette nuit, la première crise aiguë ; quelques jours auparavant, la première fois avec Anatol ; une semaine avant, la première dispute avec Rolf Bermann. Les premiers cauchemars, les premiers doutes sur ses chances d’y arriver. Son retour dans le quotidien était jalonné de premières fois. Elle dévissa le bouchon et but la moitié de la bouteille. Bientôt quarante-trois ans et la vie – cette vie – reprenait du début. Une pensée peu agréable. Elle posa son regard sur Schneider, immobile depuis plusieurs minutes devant le lieu du sinistre, les yeux rivés sur la forêt ou les collines en arrière-plan. Le beau, l’ennuyeux Schneider, perdu dès qu’il était sans Bermann. Comme le jour, il y avait de cela cinq mois, où Natchaya et Areewan étaient mortes dans la neige, près de Münzenried. « Tout cela, pensa-t-elle, arrive pour la première fois après mon retour et ramène malgré tout droit à sa vie avant mon séjour au Kanzan-an. » Elle porta la bouteille à sa bouche, la finit, ouvrit la seconde, en but la moitié. Elle pourrait boire autant qu’elle voudrait, ça ne calmerait jamais sa soif. Sa soif et ses insomnies. (…) Ils pénétrèrent dans la forêt un quart d’heure plus tard. Ils suivirent Lisbeth Walter qui montait la colline abrupte en décrivant des zigzags. Il n’y avait pas de sentier. Les branches et les feuilles desséchées craquaient bruyamment sous leurs semelles. La chaleur était suffocante, même à l’ombre des arbres. Des traces foncées de transpiration maculaient le dos de la chemise de Täschle ; le T-shirt de Louise était trempé, ses bras nus luisaient de sueur. Et pourtant, elle se sentait bien dans cette forêt. Pendant quatre mois, elle avait été immergée dans la forêt, patronne protectrice et bienveillante contre toutes les diversions et tentations. Elle s’était promenée des jours entiers, parfois avec Roshi Bukan ou Chiyono, un autre occupant du monastère, mais le plus souvent seule ou en compagnie du chat gris. Il avait été plus facile de résister aux démons dans la forêt ou dans les pièces obscures et froides du monastère qu’à Fribourg, ces trois dernières semaines. La vie voulait continuer en ville, comme si son séjour à Oberberg et les mois passés au monastère n’avaient pas existé. Ils traversèrent une clairière. Le sol de la forêt se faisait plus accidenté, les arbres plus serrés. Pas le moindre souffle d’air. Louise se demanda un instant ce que Lisbeth Walter fichait ici, la nuit, mais elle se promit de ne pas le lui demander. Elle ne voulait pas savoir dans quelle mesure elle était « bizarre ». Lisbeth Walter avait vu des gens étranges, à un endroit étrange, à un moment étrange : c’était le principal. Elle se demanda quel lien pouvait bien unir Täschle et son témoin. Si sa mémoire ne la trompait pas, elle avait vu sur la table la photo d’une femme blonde avec trois enfants blonds. Lisbeth Walter et lui semblaient se connaître d’un temps où cette photo n’existait pas encore. Où elle n’allait pas encore seule, la nuit, dans la forêt.