Claude Hagège (l’entretien a lieu chez lui). – Vous voyez, Émile, nous sommes ici dans une bibliothèque littéraire. Il y a Proust, La Bruyère, Voltaire mais aucun ouvrage de linguistique. Je ne vous ai rien acheté à manger, je suis désolé. Je n’ai pas le temps de faire le marché. J’ai le temps de faire du vélo, du sport et de la linguistique. Pour le marché, je n’ai pas le temps. Je ne me suis jamais dit à un moment donné « Ah ! je vais m’intéresser aux langues. » C’est comme ça depuis l’enfance. J’ai aimé ça assez tôt. On me pose souvent cette question : « Comment ça vous est venu ? » Je n’en sais rien. Une passion, ça vous tombe dessus. Émile 1. – Oui, c’est une question que je voulais vous poser : passionné, on peut le devenir ou c’est naturel ? Claude Hagège. – Je crois que c’est quelque chose de donné. On peut se passionner pour quelqu’un. Une fille qui vous plaît beaucoup, vous tombez amoureux d’elle. Bon, ça vous tombe dessus. C’est quelque chose qui vous arrive, c’est humain. Une passion pour un sujet, oui, ça peut vous arriver aussi. Vous faites par exemple un voyage dans un pays et puis vous vous apercevez que ce pays vous plaît beaucoup. Et vous allez commencer à vouloir y retourner, vous y retournez souvent. Au bout de quelque temps, vous allez devenir un visiteur attitré qui retourne constamment dans ce pays et puis vous allez peut-être faire un bouquin dessus, raconter votre vie ou même faire un journal de votre voyage. Publier quelque chose qui concerne ce pays. Vous devenez un passionné. Donc ça peut très bien arriver de se passionner pour un sujet, disons, étranger… En ce qui me concerne, depuis que je suis tout petit, j’ai toujours adoré demander aux gens comment ils disaient telle ou telle chose dans leur langue. J’ai toujours ennuyé les étrangers avec ça. Les gens étaient plus ou moins patients. C’est une passion que j’ai depuis l’enfance. La passion de la musique m’est, par contre, venue de mon éducation. Derrière vous, il y a trois violoncelles. Vous savez ce que c’est ? Émile. – Un violoncelle, oui, c’est un grand violon. Claude Hagège. – Oui, un immense violon. Moi, je suis violoniste, voyez-vous. Un violoncelle, c’est comme un violon. Mais le violon est beaucoup plus petit. (Il joue.) Comme c’est très difficile, il est évident que ce n’est pas quelque chose qui vient tout seul. Mes parents étaient musiciens et m’ont fait prendre des cours de violon. Je n’aurais jamais pu apprendre tout seul. Allez-y, essayez de sortir un son. Émile joue. Claude Hagège. – Ah ! C’est pas mal ! Vous n’en avez jamais fait ? En général, c’est horrible quand les gens jouent ! Émile. – Enfin, vous m’avez aidé, car un peu plus et je m’y prenais du mauvais côté.