À Imlil et partout dans le pays, Omar était le seul et unique guide à parler couramment quatre langues étrangères, ce qui, bien entendu, ne lui valut pas que des admirateurs. Certains de ses collègues, parlant à peine le français et l’anglais, prétendaient que ce mystérieux multilinguisme d’Omar lui avait été offert par un marabout de Souss. Une faveur. Un don. Une baraka d’Allah, comme l’on dit dans le pays. D’autres racontaient partout que c’était un rabbin qui lui avait confié quelque recette miracle lui permettant d’apprendre sans coup férir autant de langues qu’il désirait. D’autres encore, sans doute plus superstitieux, avançaient qu’Omar était habité par un djinn polyglotte et que, le jour où celui-ci rendrait l’âme, le guide se retrouverait avec son seul dialecte maternel dans le bec… Quand Omar s’exprimait dans telle ou telle langue, les touristes occidentaux eux-mêmes ne cachaient pas leur surprise, tant il le faisait aisément et correctement. Les gens du pays, eux, passaient leur chemin en susurrant un bismillah errahmane errahim ! comme pour conjurer le mauvais sort. Contrairement à ses collègues, qui travaillaient presque tous pour les grandes agences touristiques de Marrakech, Omar, lui, avait dès le début choisi de faire cavalier seul. Son choix comprenait un grand avantage, mais aussi un non moins grand inconvénient : s’il permettait à Omar et à ses partenaires de se constituer un pécule un peu plus important que celui de leurs collègues affiliés aux agences touristiques de Marrakech, il ne leur garantissait cependant pas toujours du travail ; il se passait en effet des semaines, voire des mois, sans qu’aucun touriste ne se présentât à leur enseigne. Ce fut surtout au commencement que la petite entreprise d’Omar avait eu du mal à tourner, faute de clients. Aux moments les plus durs, ses partenaires s’en allaient chercher un autre moyen de gagner leur pain quotidien, se convertissant ainsi en bûcheron, manoeuvrier, soukier, journalier dans les fermes d’Asni… Omar, lui, n’abandonna jamais son choix initial ; quelque chose au fond de son coeur lui disait de persister. Et il persista, contre vents et marées. Au bout de trois années de vaches maigres, durant lesquelles Omar « courait » les touristes isolés sur la place d’Imlil, il finit par se faire sa propre clientèle, laquelle grossissait, se diversifiait, d’année en année. La plupart de ses clients venaient de France, d’Espagne et d’Angleterre. De temps en temps aussi, Omar recevait quelques Suisses, quelques Allemands, deux ou trois couples italiens, autant d’Américains… Quoique d’origines et de cultures diff érentes, ces touristes avaient au moins deux points communs : leur passion pour le pays berbère et leur ferme conviction que celle-ci ne pouvait être pleinement satisfaite dans le cadre classique des voyages organisés par les tours opérateurs. En règle générale, c’étaient de petits troupeaux d’une dizaine de personnes qu’Omar accueillait au village d’Imlil, ou à l’aéroport de Marrakech. Il les conduisait ensuite chez lui à Aguersioual, un hameau situé à quelques encablures d’Imlil. Là, il organisait une petite fête en leur honneur avec, au menu, un méchoui et un énorme couscous aux sept légumes apprêtés par les mains expertes de Kebira, sa femme. Le soir, pour animer la galerie, Omar louait les services de la troupe Izencades, une formation d’Ahouach locale, composée de tambourineurs, danseurs et chanteurs berbères. Le lendemain, Omar emmenait son troupeau pour une randonnée pédestre d’une ou deux semaines dans les hauteurs, alternant escalades des montagnes du Haut Atlas et visites des douars rustiques plantés sur leurs fl ancs. De temps en temps, le guide leur faisait visiter un grenier fortifié, un atelier à tissage, une casbah abandonnée, une grotte, un moulin à eau…, accompagnant chaque visite d’une longue explication, et qu’il étoffait, amplifiait pour faire impression. Souvent même, le guide n’hésitait pas à greffer, sur la réalité du site, une extraordinaire histoire d’amour, montée de toutes pièces par son imagination. Et la fabulation fonctionnait si bien que ses troupeaux manifestaient subitement un vif intérêt au site en question. Omar avait en effet très tôt compris que pour susciter l’intérêt du touriste occidental, il n’y avait pas mieux que de lui mettre partout des histoires d’amour – voire des histoires de cul, pour dire les choses sincèrement.