À en sillonner les contreforts à longueur d’année, il ne savait plus quand il avait débarqué dans cette maudite contrée. Une décennie au moins. Ce dont il était sûr en tout cas, c’est qu’il mourrait dans ces montagnes. De sa promotion de l’École des cadets, Piotr Ivanovitch Aliouchov était le seul à ne pas être encore colonel. Des étoiles piquetées sur leurs épaulettes, tous les autres plastronnaient dans les états-majors à Pétersbourg ou piaffaient dans les chefs-lieux de province. Bons camarades, à plusieurs reprises ils avaient monté des complots pour l’obliger à revenir dans le monde des gens normaux. En vain. Ce Piotr, décidément, était un drôle de type. Jeune officier, de Novgorod à Odessa, il avait été la coqueluche des bals de garnison. Aux exercices, aux manoeuvres, aux cours de stratégie, bref à tout ce qui fait le métier des armes, il portait un désintérêt aux limites de l’impolitesse. Mais il était si fringant dans ses tenues bien coupées, il respirait une telle joie de vivre qu’on ne parvenait pas à lui en vouloir. Quand tout à coup il avait demandé à servir au Caucase, ceux de sa caste avaient été soulagés qu’il rentre dans le rang. Même si personne n’en avait compris les raisons. D’après ce qu’on pouvait savoir, il n’y avait pas alors dans sa vie un amour impossible ou bien des dettes de jeu abyssales qui eussent fourni la clef. Peut-être, tout simplement, avait-il pris goût sur le tard à l’uniforme que, comme tant d’autres, il avait revêtu sans se donner la peine d’y penser. Sur les frontières, vif comme il était, il allait à coup sûr s’illustrer par quelques hauts faits, attraper une balafre, ramasser une brochette de décorations. Sitôt engrangée sa collection d’exploits à conter dans les mess et à débiter en morceaux choisis aux jeunes filles de son monde, il reviendrait occuper dans un état-major le poste que le pays lui devait. Mais Piotr Ivanovitch Aliouchov s’attardait dans ses neiges, aussi avare de nouvelles qu’aller gique aux permissions. Au point que ses amis commençaient à sérieusement s’inquiéter. Devenu l’aide de camp du grand-duc Vladimir, l’excellent Martouziev profita d’une tournée au Caucase pour reprendre contact avec lui. À l’École des cadets, ils avaient été très proches. Dans la sinistre caserne Nekrassov, le très raisonnable Martouziev était tout de suite tombé sous le charme du sourire qui flottait en permanence sur les lèvres d’Aliouchov. De son côté, celui-ci avait trouvé en Martouziev le grand frère qui lui avait manqué, capable en cas de besoin de lui remettre sans ménagement les idées en place. Aliouchov mit du temps à répondre à la lettre de son ami et il multiplia les mauvais prétextes avant d’accepter, en traînant les pieds, de descendre de ses montagnes. On était à la fin de l’automne. Les deux hommes se retrouvèrent dans le seul lieu à peu près fréquentable de Bagran, le mess des officiers, un palais turc à demi ruiné que balayaient les vents glacés dévalant des sommets.Dès l’abord, Martouziev fut consterné. Le jeune homme au sourire enjôleur et aux boucles blondes bien tenues avait laissé place à un soudard sans âge, le poil gris, la peau boucanée, le regard comme éteint. Au bout de quelques vodkas, pourtant, leur familiarité ancienne sembla retrouver quelques contours. L’aide de camp à la veste chamarrée entreprit de conter son petit bout de destin. Il avait intensément vécu la comédie humaine, et son compagnon parut prendre plaisir à l’entendre mimer les rodomontades des chefs qui les avaient formés, et à glaner des nouvelles de leurs camarades de promotion. Quand ce fut son tour de parler, Aliouchov se déroba. Aux questions, il répondait par des interjections. Perdant patience, Martouziev l’interrogea d’une voix dure : comment pouvait- il, contre tout bon sens et en décevant gravement tous ceux qui l’aimaient, s’attarder dans ce coin déshérité ? Il avait fait son devoir, et bien au-delà. Il était plus que temps qu’il rentre. Plusieurs postes allaient justement se libérer à l’état-major. Devant le refus sans appel de son ami d’envisager cette perspective, Martouziev, au nom de leur vieille amitié, le somma de s’expliquer. L’autre biaisa longtemps. « Eh bien oui, il faut que tu le saches, se décida-t-il enfi n. C’est bête comme chou. Ici j’ai appris à tuer mon prochain, et j’y ai pris goût. » Il salua ce propos d’un éclat de rire strident : « Dans ce bout du monde, mon cher Martouziev, j’ai découvert que j’aimais tuer, tu comprends ! Voilà pourquoi je ne reviendrai jamais à Pétersbourg. Chez vous. Chez vous, les gens civilisés. » Il se tut, comme perdu dans ses pensées, indifférent au regard consterné que fixait sur lui son vieux camarade. « Ici, reprit-il enfin, chaque jour que Dieu fait, en ma qualité de soldat j’ai le devoir de liquider l’ennemi. Nous avons été formés pour ça, n’est-ce pas ? — Bien sûr, rétorqua Martouziev. Pour défendre notre patrie contre ceux qui l’attaquent. Pas pour le plaisir de tuer ! — Le degré de plaisir que je prends dans ces circonstances, rugit Aliouchov, ne concerne que moi. J’aimerais que mes chefs et mes camarades s’occupent de leurs aff aires. »