Saint-Malo, le 23 avril 1795 Mon bien-aimé, ta lettre m’a plongée dans un indicible désespoir. Je ne sais si la fièvre te fait délirer ou si l’éloignement a fait son oeuvre, si les océans que tu traverses ont effacé mes traits de ta mémoire. Comment peux-tu croire que je t’oublie ? Mon âme t’appartient, les siècles n’y changeront rien. Je ne t’ai incité à partir que pour mieux te rejoindre car, sans notre Roi, il n’y a plus de France. Nous n’avons pas d’avenir ici, pas plus qu’en Angleterre, je le crains. Je ne saurais voir plus longtemps ma patrie aux mains de traîne-savates, de culs-terreux sortis de la fange pour mieux la répandre. L’esprit « philosophique », venu de ta chère Angleterre, est seul responsable de toutes les atrocités commises ici. Erre et explore, mon amour, trouve un paradis pour nous seuls, où nous pourrons vivre notre amour loin de ces folies. Ta fièvre ne me cause aucune inquiétude, mon absence en est la cause. Je sais comment l’apaiser… Ferme les yeux, revois nos fiévreuses étreintes, souviens-toi que nous sommes le Salut l’un de l’autre. Je n’ai pas de fièvre, mon amour. Mon corps se souvient de chacun de tes gestes, de la chaleur de tes mains sur mes hanches, de la suavité de tes baisers sur ma poitrine nue. J’ai la mémoire de ta douceur et de ta violence, je les revis sitôt que mes paupières se ferment. Mes rêves sont d’un réalisme troublant, si bien qu’au matin, dans les premières vapeurs de l’aube, j’ai la délicieuse impression que tu es à mes côtés. Je ressens ta présence tout au long de la journée, ton souffle dans le creux de ma nuque. Je ne doute jamais, jamais tu ne m’abandonnes. Mais peut-être as-tu oublié la puissance de notre désir ? Il se peut que je t’aime davantage… Mon petit frère chéri, Pierre, me cause bien du souci car il a pris le vice du jeu. Après ton départ, devenu « l’homme de la famille » selon ses dires, il s’est mis à fréquenter des hommes bien peu recommandables. Il n’a prêté aucune attention à mes mises en garde et a perdu des sommes considérables aux cartes. Je l’ai trouvé un matin couché sur le port, baigné dans une mare de sang ; je l’ai cru mort une seconde et j’ai senti mon coeur cesser de battre. Il est sérieusement blessé ; il a contracté des dettes auprès d’hommes dangereux qui l’ont frappé pour récupérer leur dû. Je leur ai donné tout l’argent que tu m’avais laissé avant ton départ mais je n’ai pas pu éponger la totalité de la dette, seulement obtenir un répit. Si dans deux semaines ils n’ont pas le reste de l’argent, ils tueront Pierre. Un homme est posté en permanence devant chez nous si bien que nous ne pouvons pas nous enfuir. J’ai peur de devoir me réduire au déshonneur pour sauver mon frère, et pour obtenir l’argent nécessaire au voyage qui me mènera à toi. Mon honneur, mon âme même, n’ont que bien peu de valeur, je sacrifierais la vie éternelle sans hésitation pour un regard de toi, pour le doux sourire de mon frère. Pardonne-moi ce que je m’apprête à faire. Ta Flammèche PS : Je t’envoie cette lettre par bateau. J’en envoie une copie par un pigeon voyageur, dressé pour te retrouver. L’homme qui m’a vendu le pigeon m’a ri au nez. Quelqu’un m’a dit que ces oiseaux ne pouvaient atteindre que des endroits qu’ils connaissent déjà. Mais sait-on jamais ? Il se peut qu’en y croyant fort…