Paris, le jeudi 4 décembre 2003 en fin d’après-midi. L’allure raidie par la contrariété, Andrée Lemaire sortit du bureau du ministre de l’Équipement. Comment expliquer l’inexplicable ? Il était préférable de ne rien dire. Elle ne devait rien dire. Le chef de cabinet lui présenta le manteau beige qu’elle avait laissé au vestiaire. Elle ferma tous les boutons jusqu’à faire disparaître son tailleur sombre et serra sa sacoche en cuir marron. Il lui fallait s’oxygéner avant d’affronter la réunion suivante, qui serait certainement aussi difficile. Devant l’ascenseur de la Grande Arche de la Défense, elle hésita quelques secondes et consulta sa montre. Elle avait encore quelques minutes et choisit de monter sur la terrasse de l’édifice. Bourges, au même moment. D’un trait, Ladislas Klosinsky vida les dernières gouttes de vin. Il fit claquer sa langue en remettant le bouchon en plastique sur la bouteille qu’il enfonça dans la poche bâillante de sa vareuse autrefois bleu marine. Il posa à nouveau son regard humide sur le sol de l’église basse, sous la cathédrale. Ce tracé gravé dans la pierre il y a des siècles était le plus sûr moyen de découvrir l’origine du Mal – il en était certain. Tout en grattant sa barbe sale, il posa ses pieds sur le motif en forme de rosace pour en suivre les contours. L’épure laissée par les compagnons bâtisseurs ressemblait à un vitrail horizontal grandeur nature, certainement le modèle d’un des vitraux de la cathédrale de Bourges. Il était aujourd’hui sur la voie de la vérité. Le présent se construit sur les symboles du passé. Sur la terrasse qui coiffe le sommet de la Grande Arche, la femme aux cheveux roux strictement noués en chignon marchait sans but, dans l’espoir vain de faire disparaître l’angoisse du temps. Instinctivement, elle se laissait guider par le cadran circulaire qui décore le sol. Les dalles en pierre forment à cet endroit un cercle dont le diamètre atteint toute la largeur du bâtiment. Andrée Lemaire songeait à un projet fou. Personne ne semblait faire attention à elle, d’autant qu’elle dissimulait son regard bleu ciel derrière des lunettes fumées. Sous ses pas défilaient des signes du zodiaque auxquels elle n’avait jamais prêté attention : Capricorne, Verseau, Poissons, Bélier, Taureau, Gémeaux… Elle s’arrêta devant les deux virgules symétriques qui marquent le signe du Cancer. Elle sortit de sa rêverie, furieuse d’être interrompue dans sa pensée par ce thème astral gigantesque en opposition avec sa rigueur toute scientifique. Elle franchit la volée de marches qui conduit au point de vue. Devant elle l’axe historique de Paris se prolongeait à perte de vue. Le ciel de fin de journée s’obscurcissait. Au-delà des tours de La Défense, la perspective empruntait l’avenue Charles-de-Gaulle, traversait l’arc de Triomphe, parcourait les Champs-Élysées et se perdait après l’obélisque de la Concorde vers le Louvre. La ligne de fuite et le présent sont les visions éphémères de l’espace et du temps. Dans la cathédrale assombrie par le crépuscule, Ladislas Klosinsky marchait vers la grande porte ouest de l’édifice en traînant ses chaussures élimées. Il hocha la tête en passant sur le fil rectiligne en laiton qui traverse le sol du bâtiment. Il était à l’exacte verticale du méridien de Paris. Il grogna : « Mécréant ! » Arrivé devant l’entrée de la tour nord, il poussa la porte et commença à gravir l’escalier à vis. Il soufflait bruyamment, répandant autour de lui des relents de sueur et d’alcool. Après quelques tours, il marqua une pause en maugréant. Une phrase plus intelligible s’échappa de ses lèvres violettes, une incantation ou une prière : « Mon âme est le siège de ma conscience. » Un écho résonna dans l’escalier. Il tendit l’oreille, inquiet, et reprit son ascension, puis il s’arrêta après une nouvelle volée de marches. Il fourragea dans sa poche, saisit une clef et ouvrit une porte en bois rustique. Il pénétra dans un mince couloir obscur et referma la porte derrière lui. D’un pas vif, Andrée Lemaire s’éloignait du dolmen de marbre et de verre qui chevauche le parvis de La Défense. Elle suivait la bande de pierre blanche qui longe la bouche de métro et dont l’alignement en porte à faux rappelle le très léger décalage de la cour du Louvre et de sa pyramide. À travers huit siècles de construction, les architectes ont triché avec l’axe historique de Paris. La voie royale se tordait à ses extrémités, de Philippe Auguste à la Ve République. Pour s’orienter dans l’espace, il faut emprunter au temps. Une légère bruine commença à précipiter le pas des piétons qui rejoignaient les stations de la gare souterraine. La femme au chignon roux se dirigea vers la plus haute tour du quartier. Elle s’engouffra dans le grand hall, retira ses lunettes et présenta sa carte d’identité à une hôtesse. À présent, les chiffres défilaient à toute vitesse de chaque côté de la porte de l’ascenseur. Sa serviette en cuir sous le bras, Andrée Lemaire desserra les boutons de son manteau humide puis tira sur ses gants en cuir. Un tintement annonça l’ouverture des portes. Après quelques pas, Ladislas Klosinsky atteignit la galerie du triforium qui domine d’une vingtaine de mètres la nef principale de la cathédrale. C’est un balcon resserré et sans balustrade qui donne d’un côté sur un mur, et de l’autre sur le vide. Ladislas sentit sa tête lui tourner horriblement. Il appuya son bras sur l’une des colonnettes qui soutiennent la série d’arcades de la nef et du choeur. Il s’arrêta un instant et ferma les yeux, déstabilisé par le vertige et l’alcool. Il devait avancer pour trouver l’objet de ses recherches. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il distingua tout en bas le bedeau qui marchait entre les chaises. Il entendit sa voix nasillarde traverser la lumière pâle des luminaires suspendus à la voûte : — Il est l’heure, c’est la fermeture ! Klosinsky ricana et commença sa progression.