J’ai 22 ans. Cet été, je finis mes études universitaires. Je n’ai jamais été aussi sincère : je parle honnêtement. D’une voix glaciale, stridente – une voix de larmes, de douleur, de désirs, de persévérance, de volonté et de folie. Je veux ! Je veux insupportablement, passionnément, puissamment, contre vents et marées, je veux vivre quelque chose de complètement différent. Je n’ai pas la force de vivre comme ça ; c’est impossible, on ne doit pas vivre comme ça. Je ne peux pas et je ne veux pas vivre comme ça ! J’ai bouffé assez de vache enragée ; me restent en travers de la gorge notre manque d’argent chronique, notre éternelle pauvreté, le regard terne, fatigué et sans espoir des gens qui m’entourent. Leurs yeux mouillés, leurs cils humides… J’entends distinctement leurs pleurs dans mon sommeil ; je les entends renifler et pleurnicher dans un murmure plein de honte : « Excusez-moi si je pleure. Ça ne vous dérange pas, au moins ? » Si, ça me dérange ! Je déteste les larmes et les sanglots, et à plus forte raison ceux des autres. Depuis ma naissance, pendant ces années et ces années de monotonie, de médiocrité et de désespoir, on ne m’a inculqué qu’une seule chose : « Tais-toi et reste à ta place. » Que faire ? J’ai envie d’agir. « Prends ton mal en patience et tais-toi ! Peut-être qu’un jour la chance te sourira. » Je connais le refrain par coeur : « À chacun sa place : tu n’es pas de taille ! » « Tu ne crois quand même pas qu’on t’attend quelque part ! Qu’est-ce que tu cherches, Petite ? » « Tu n’as ni argent ni relations. Tu comptes pour du beurre dans ce pays. » « Tu n’es qu’une gourde ! Tu vas te casser les dents, tu vas te briser les os et le cou avec tes ambitions folles que rien ne justifie. Tu verras, tu reviendras ici et tu vivras comme tout le monde… parce que c’est comme ça. Nous vivons tous ainsi. » « Tes désirs ne t’apporteront rien de bon ! » « Bonne à rien ! » lancent les gens sur mon passage. La banalité. Des phrases banales, prononcées par des masses de gens banals. Mais c’est impossible de vivre comme ça. D’ailleurs ce n’est pas vivre, c’est juste exister. C’est répugnant et moche, c’est crade et minable. Le pire, c’est qu’ils finissent tous par s’y faire, à cette existence, et même par l’appeler la vie. Et même une bonne vie. Moi, j’ai mal et je me désole… Un sentiment de pitié m’envahit. Les voisines rassuraient ma mère : « Toutes les familles ont leur canard boiteux. T’inquiète pas, Katia, au moins ton deuxième gosse est normal : sans ambitions folles et idiotes. Elle se cassera le cou et te reviendra, comme le fils prodigue. » Je suis couchée sur le lit, mon regard brûlant perce le plafond. Mes bagages sont prêts depuis longtemps – une valise noire et un sac contenant mes papiers. « C’est écrit, Vika, crois-moi. On est nés ici, on vit ici et c’est ici qu’on mourra. C’est la vie, ce n’est pas un jeu. — Mais je ne veux pas vivre comme ça ! — Si tu ne penses pas à toi, pense au moins à tes parents ! Tu n’as pas pitié de ton père ni de moi ? On s’en sort pas trop mal, non ? — Vous me faites de la peine ; c’est pour cette raison que je pars. — Inscris-toi en thèse ; tu sais qu’on n’est pas contre. Pars, trouve un travail, installe-toi à Rostov, essaie d’obtenir une chambre en cité U. Si Dieu le veut, on te donnera des heures de boulot à la fac. — Bien sûr, surtout si je couche avec le doyen ! » Je l’interromps brutalement. « Tu te montreras sous ton bon côté et on te prendra dans l’équipe de profs. Toi, tu veux tout, tout de suite : mais ce n’est pas comme ça que ça se passe ! — C’est çaaaa ! répondé-je, ironique. Dans quatre ou cinq ans, on me donnera un demi-service merdique à l’université, si Efremenko ne me vire pas avant d’un coup de pied aux fesses, vu qu’elle ne peut pas me voir. Peut-être même que dans une dizaine d’années, j’aurai économisé assez d’argent pour m’acheter un studio en lisière de Severnovo. Si, d’ici là, je n’ai pas avalé un tube de comprimés ou si je ne me suis pas jetée du toit. J’en suis bien capable. N’oublie pas que je suis une bonne à rien, Maman ! — Tout le monde vit comme ça. — Mais je ne suis pas tout le monde ! Je veux une autre vie. — Qu’elle fasse ce qu’elle veut ! intervient mon père qui, n’y tenant plus, claque la porte de façon démonstrative. — Tu crois que l’herbe est plus verte de l’autre côté de la colline ? Eh non : tu vas le comprendre, et comprendre par la même occasion à quel point tu t’es trompée. » Ma mère sort derrière mon père. Non ! Je vais y arriver. Les gens autour de moi ne disent rien, font comme s’ils ne remarquaient rien. Ils s’en foutent – genre tout baigne, tout roule, c’est super. Attention : cette vie-là, c’est une réalité qu’il ne faut pas taire, sinon elle s’insinue en toi jusqu’au plus profond de ton être, et tu finiras par penser qu’elle n’est pas si terrible. Et moi, je n’en veux pas.