Sous le ciel noir opaque, un corps avait été découvert à un arrêt de bus. Claire se hâtait. Ce serait son premier homicide en tant que lieutenant de la police judiciaire. Elle voulait être une des premières sur les lieux. Cependant, quand elle arriva devant l’arrêt de bus, la plupart de ses collègues étaient déjà là. Les lampes aveuglantes de l’équipe scientifique éclairaient le cadavre d’une femme blonde et nue. Une photographie de l’ensemble s’imposa à elle. Le blanc du corps. Le noir de la nuit. La blondeur des cheveux auréolée par le halo de lumière des projecteurs troublé par la pluie. Elle se glissa sous les rubalises. À l’intérieur de la scène de crime qu’ils délimitaient, elle devenait ce qu’elle avait toujours voulu être : une flic chargée de l’enquête. La victime avait été crucifiée avec des clous sur l’affiche publicitaire de l’Abribus. Son sexe avait été rasé. Ses cuisses étaient écartées. Un long ruban rouge ornait son cou. La pluie coulait comme des larmes sur son visage, perlait à lapointe de ses seins, se mélangeait à son sang, formant autour des clous ce qui aurait pu être des gouttelettes de rouille. Le vent faisait onduler ses cheveux blonds ainsi que les extrémités du ruban, donnant l’illusion d’un tableau vivant. … Comme prévu, les médias s’étaient emparés de l’affaire. De brèves en flashs d’information, les nouvelles avaient circulé. Ce matin, les journalistes parlaient d’une femme retrouvée morte à un arrêt de bus. Quelques mots pour un fait divers dans un pays où se commettaient deux meurtres par jour. Ce soir, l’affaire avait pris de l’importance. Ce n’était plus un crime ordinaire. Son corps avait été cloué à une affiche publicitaire. Elle était nue. Elle portait seulement sur elle un collier. Les questions allaient bon train. Était-ce la critique d’un fou contre la société de consommation qui dénude les femmes et les renvoie à l’état d’objet ? Ou la marque d’un fétichisme poussé jusqu’à la mort ? Le détail du ruban rouge n’avait heureusement pas filtré. Du moins pas encore. Delroy, Florian, Laure Vasseur et elle attendaient en salle de réunion, assis sur des chaises pivotantes autour de la grande table ovale. Le parfum ambré de Laure Vasseur dominait l’odeur désagréable de leurs vêtements mouillés. Dehors, la pluie tombait toujours aussi fortement et son crépitement masquait le bruit habituel des voitures sur le boulevard. Claire fixa les gouttes épaisses qui venaient cogner les longues vitres de la salle. Elles s’écrasaient contre les carreaux et glissaient dessus comme si elles s’acharnaient à vouloir rentrer. … Pour certaines personnes, étrangement, le crime est la faute de la victime. Depuis ses débuts dans la police, Claire avait souvent rencontré cette perversion de la pensée. Elle était courante quand la victime était une femme, et quasiment toujours présente quand la violence subie était d’ordre sexuel. La victime avait modifié un détail dans l’organisation de sa journée, n’avait pas réglé une facture, aimait les hommes ou était une mauvaise mère. Elle s’était habillée en rouge ce jour-là, n’avait pas dit bonjour à son voisin, s’était arrêtée au mauvais endroit ou avait souri à la mauvaise personne. Dans les enquêtes de ce type, les témoins cherchaient curieusement une explication à l’agression, non pas dans le comportement de l’agresseur mais dans celui de l’agressée. Paul Hersault, contrôleur de gestion et collègue de Léa Carlier, ne dérogeait pas à la règle. « Elle sortait beaucoup et racontait toujours haut et fort ses sorties. » Assis derrière son bureau face à Florian et Claire, il fixait l’écran éteint de son ordinateur en leur parlant. Pas de fantaisie ou de signe personnel dans ses affaires ou ses vêtements. Proche de la cinquantaine, il renvoyait l’image d’un homme sérieux et sans doute austère. Claire nota néanmoins un détail qui l’amusa : le bleu de sa cravate était assorti au bleu du mobilier.