Proposer d’analyser comment le comportement des populations urbaines a évolué de l’avènement du système maoïste à la période qui suit la politique des réformes introduite par Deng Xiaoping, nécessite de contextualiser la démarche adoptée. Celle-ci revêt tout d’abord une dimension subjective qu’il convient de ne pas occulter. Née à Pékin en 1939, descendante d’une alliance cosmopolite – deux grands-pères chinois, une grand-mère française et l’autre allemande –, j’y ai vécu jusqu’à la Libération (jiefang) en 1949. Je n’y suis retournée que cinquante ans après, retrouvant, en dépit des changements colossaux qui s’y étaient produits, non de simples souvenirs d’enfance, mais une immédiate familiarité, favorisée par l’usage de la langue, qui pouvait conduire à une forme de naïveté sociologique que j’ai tenté de surmonter en adoptant une démarche empirique et réflexive. Celle-ci recourt à quatre outils principaux : des sources littéraires et cinématographiques permettant de décrire ces évolutions, des sources scientifiques, des observations participantes nourries au cours de divers voyages, et enfin, des entretiens conduits à la fois à Shanghai et à Paris. Ce corpus non homogène est donc constitué de quelques textes regroupant à la fois des autobiographies, des récits à peine romancés, de films et de documentaires retraçant tous, d’une manière ou d’une autre, ces évolutions et ces mutations. Ce choix est dicté par le fait que dans une société comme la Chine maoïste aucune source autre que celle des documents officiels n’est disponible pour rendre compte de cette période et que ces voix, même si elles sont éparses, mineures et fragmentaires, sont les seules qui puissent faire entendre un tant soit peu ce que l’appareil a, de manière continue, cherché à étouffer à tout prix. Le caractère nécessairement subjectif de ces voix, loin de nuire à l’objectivité des situations vécues, garantit, bien au contraire, leur authenticité du fait même qu’elles s’écartent de l’orthodoxie officielle. Comme l’ont amplement démontré les chercheuses féministes, la subjectivité et la singularité des expériences occultées par le discours dominant constituent le point de vue adéquat pour en faire justice et en rendre compte. Si l’histoire officielle, écrite par et pour les hommes, ne permet en aucune façon de rendre compte des questions et des problèmes qui affectent la vie des femmes, il convient que celles-ci, pour s’en emparer, puissent les appréhender et les analyser de leur point de vue singulier de femmes, de ce que les féministes anglo-saxonnes nomment la standpoint theory. Je n’ai pas recherché l’exhaustivité et de nombreux autres supports auraient pu être utilisés. Après de nombreuses lectures, j’ai choisi de garder quelques sources qui étaient toutes fidèles à l’esprit et à la lettre de la « littérature des cicatrices » produite après la Révolution culturelle. Une fois ces garde-fous posés, c’est à une sociologie urbaine, telle qu’elle a été initiée par les travaux de l’école de Chicago, de Goffman, Hannerz et Joseph, que ce travail se réfère en cherchant comment territorialisations, affiliations et mobilités ont été, dans un premier temps, traitées par le système maoïste et ont évolué après les réformes initiées par Deng Xiaoping à la fin des années 1970. N’étant ni historienne, ni sinologue, j’entreprends cette aventure ou, mieux, ce bricolage sociologique non sans prendre le risque d’être contredite par des personnes plus compétentes ou même par les faits en raison de la rapidité des évolutions que connaît la société chinoise. Il me semble pourtant pertinent, en empruntant la voie d’une pérégrination qui cherche à cartographier, par des cadrages et des focales multiples, les transformations des pratiques et des comportements observés depuis dix ans, d’esquisser quelques-unes des transformations majeures qui ont affecté la vie des citadins chinois.Si un plan chronologique est privilégié, cela n’interdira pas les allers et retours qui s’avéreront nécessaires, en essayant de dépeindre dans ses grands traits et de manière pointilliste, chaque fois que cela sera possible, cette société maoïste forgée depuis les années 1920 et 1930, à travers les expériences des « bases rouges » ou des « soviets » dans le Jiangxi et ensuite à Yan’an. Elle se construit, de manière progressive et discontinue, en fonction des fractures et des ruptures politiques que peuvent engendrer les rivalités et les accords pouvant intervenir entre les différents groupes au sein d’une direction politique jamais totalement unifiée, mais plus généralement traversée de soubresauts et de conflits. En abordant ainsi les modifications radicales qui ont affecté la vie des Chinois depuis les réformes, cela permettra, là encore, de contextualiser la question des urbanités, à la fois dans les continuités et dans les ruptures qu’elles ont entraînées. Un premier chapitre est consacré à la description et à l’analyse de ce qui configure et façonne les urbanités sous le maoïsme. Le deuxième chapitre explorera comment les systèmes de classifications des populations influent sur la vie et les comportements urbains. Le troisième chapitre tentera de déceler comment un mode de vie en apparence entièrement sous contrôle porte en lui-même des failles et des interstices qui favorisent des écarts même infinitésimaux conduisant les acteurs sociaux à accroître leur agency, que l’on peut définir comme l’ensemble des théories qui rompent avec une vision orthodoxe où le comportement des acteurs sociaux résulte uniquement de forces qu’ils ne contrôlent ni ne comprennent, donc à augmenter leur puissance d’agir. Le quatrième chapitre intitulé « Plus de surveillants ! » montre comment, tant en ville qu’à la campagne, les réformes initiées par Deng Xiaoping vont modifier en profondeur les comportements et affecter les mentalités. Le cinquième chapitre est consacré aux ethnologies de l’urbain qui conduisent à des conclusions en pointillés ouvrant sur des enjeux qui varient en fonction des évolutions incessantes qui travaillent une société, par ailleurs assaillie et connectée à ce que Glissant et Chamoiseau appellent le « Tout-Monde ».