« Peux-tu me dire l’heure ? — Heure de Moscou : huit heures, quarante-deux minutes, cinquante-cinq secondes. Nous sommes le mardi 1er avril. — Merci. Tu as le dos tout blanc. — Heure de Moscou : huit heures, quarante-trois minutes. Mardi 1er avril… heure de Moscou… » J’ai eu tort de le chercher. L’homme-horloge se balance de droite à gauche. Il porte sur la tête un casque en carton et en feuille d’alu : il incarne une émission énergétique extraterrestre. Il a les mains le long du corps, les épaules redressées. Le maintien est irréprochable. La robe de chambre ouverte laisse voir une poitrine maigre parsemée de poils rares. C’est une robe de chambre à rayures, pleine de taches de graisse, comme celle de Hodja Nasreddine. Il porte aux pieds de touchantes pantoufles chiens. On a du mal à définir la race de ces chiens-là. Mettez ce gars la tête en bas, et vous obtiendrez un non moins touchant balancier. Les gens affairés ne manquent pas ici… « Heure de Moscou : huit heures, quarante-quatre minutes. Mardi 1er avril ! » Comme le temps passe vite… Les infirmiers font sortir l’homme-horloge de la salle à manger. Le personnel s’énerve vite. Me retrouvant à l’hôpital psychiatrique, je déclarai à Mister Sytch : « Docteur, je suis normal. Je suis ici par erreur. » À l’instant même où je prononçais ces mots, je compris que c’était inutile. « Nous allons étudier votre cas, répondit-il. Ne vous inquiétez pas. » On l’appelle Mister Sytch à cause de son nez caractéristique et de ses lunettes. Il a l’allure d’un poisson-chat. Et les mêmes moustaches. C’est le type même du psychiatre : solide, soigné de sa personne, calme. En costume et cravate. Avec des chaussures brillantes tant elles sont astiquées. Ce sont mes ancêtres qui m’ont coffré ici. Pour mon bien, figurez-vous. Au petit déjeuner, on sert une bouillie d’avoine collante et froide, un sandwich avec du beurre et une tranche de fromage fine comme du papier à cigarette, un sirop à base de fruits secs. Une bouffe dégueulasse. Ils complètent le tout avec des comprimés et des petites poudres qui font que l’organisme se détraque et que l’appétit disparaît complètement. Dans leurs salles de réunion sont accrochées des affiches où figurent les noms des médicaments et leurs spectres d’action. Ces affiches ressemblent à celles de l’offensive des armées allemandes. Manoeuvres halopéridoliennes. L’hôpital psychiatrique, ce sont des portes fermées. Les Doors ne sont pas les bienvenus. Aldous Huxley y est interdit. Dans le cabinet de Mister Sytch, sur une petite étagère, il y a une bouteille carrée sur un support, et dans cette bouteille, un bateau. Le goulot est fermé hermétiquement par un bouchon. Le bateau est joli : noir, avec une bande dorée sur le flanc ; le pont est verni ; les voiles semblent gonflées par le vent ; les minuscules canons sont d’une grande précision ; la proue est ornée d’une antique déesse grecque. Seulement voilà, cette frégate ne tiendrait pas une minute en pleine mer. Selon moi, le petit bateau et Mister Sytch se ressemblent. Le deuxième n’est beau et sûr de lui qu’à condition de rester sur le territoire de l’hôpital. Pour nous redonner le moral, on a mis des hamsters dans un aquarium vide. Regardez, ils sont dans le couloir. Sur le mur au-dessus de cet aquarium, on a écrit, avec de la peinture à l’huile rouge : « La beauté sauvera le monde ! » Les hamsters sont de petites créatures zélées. Ils font tourner la roue inlassablement. Ils vivent pratiquement sur des roues. Comme nous. Le pourcentage des fous dans le monde est supérieur à ce que vous imaginez. Tout a commencé lorsque…