Ainsi, je vais bientôt aller en mer. Je vais bientôt pouvoir rencontrer la mer. La mer, j’en ai entendu parler, mais l’ai seulement vue à la télévision. Hier, j’ai dormi sur le chalutier. Une paisible douceur enveloppait le quai. Les chalutiers étaient parfaitement alignés. Les lampes répandaient sans bruit leur clarté. Toute la nuit, les deux cochons élevés sur le navire ne cessèrent de grogner en errant sur le pont. Ils étaient très gras, chacun devant bien peser un quintal. Deux fois plusque celui que ma mère élevait à la maison. Ma mère avait dit qu’elle allait le peser et qu’elle le vendrait pour m’acheter un vélo, mais mon père a repoussé son idée : « Le vélo de Phong, c’est moi qui m’en occupe ». Puis il m’a dit : « Je t’achèterai un Mini japonais. » Ngàn laissa éclater sa joie : « Mais alors, l’argent du cochon ce sera pour m’acheter le vélo à moi ! » Mon père lui caressa les cheveux : « Travaille bien en classe comme Phong, et quand tu sauras aller à vélo, je t’en achèterai un. Un Mini japonais aussi. Ça te va ? » Le Mini et le voyage en mer aujourd’hui sont ma récompense donnée par mon père. Il m’avait promis que si je passais en seconde, il m’offrirait un vélo et m’emmènerait en mer avec lui. Le Mini japonais, c’est mon rêve. C’est sûr que je l’aurai. Parce que, pour le lycée, il faut aller jusqu’à Si, qui est à plus de quatre kilomètres de la maison. Bon élève qui passe en seconde, j’ai encore eu en récompense ce voyage à Hai Triêu pour accompagner mon père en mer. De Khê Th uong, nous sommes allés à pied jusqu’à la gare de Bac Giang pour prendre le train jusqu’à Hanoi d’où nous avons pris un billet pour Hai Triêu. Nous, c’étaient mon père, Oncle Nguyên Vân Si, le maître d’équipage du chalutier de mon père, et moi. J’ai oublié de dire que mon père est le capitaine du navire. Oncle Si, originaire d’un village de la banlieue de Hai Triêu, était venu voir mon père et rentrait avec nous. Pour moi, cette escapade avec mon père tient du merveilleux. Merveilleux, le train lancé à toute vitesse sur la voie ferrée. Merveilleuse, Hanoi. Merveilleuse, la cité de Hai Triêu. À travers la portière du train, un espace immense sans cesse changeant se déroulait devant mes yeux. Et le vent. Le vent comme s’il voulait arracher mes cheveux pour les jeter en arrière. Jamais je n’ai voyagé aussi loin. Depuis la gare, nous avons pris les cyclos pour aller directement à l’entreprise où nous sommes descendus sur le quai pour monter sur notre navire. À l’entreprise, il n’y avait personne. Les portes étaient fermées, devant des pièces silencieuses. La cour immense était déserte. Le service du soir était terminé. Le quai était désert, mais un grand nombre de chalutiers y étaient amarrés. Certains étaient plus grands que celui de mon père. D’autres étaient plus petits. Certains peints en bleu. D’autres en gris, comme celui de mon père. Celui en rouge avait une grue qui se dressait comme un portique. Seul le navire de mon père avait encore beaucoup de monde. J’en connaissais déjà un certain nombre – ceux qui étaient venus à la maison à Bac Giang avec mon père : Oncle Hùng-Le- Petit, commandant en second du navire, Oncle Suât, le chef machiniste, Oncle Hông, le chef de quart… Mon père me fit les gros yeux et me dit d’un air sévère : « Tiens-toi tranquille et ne grimpe pas n’importe où ; on se tue comme un rien. Si tu n’obéis pas, tu redescends immédiatement à terre. » Il convoque plusieurs personnes dans sa cabine pour discuter de différents points en vue de l’appareillage de demain. Puis nous allons manger tous les trois. Ceux qui sont sur le navire ont déjà mangé. La cuisine fait office de salle à manger. Étroite, le plafond bas. Elle s’ouvre par une porte métallique, dont le seuil arrive presque aux genoux. Sur le pont on voit le treuil, avec son axe horizontal sur lequel s’enroule en une masse épaisse un câble enduit de graisse. Le riz est dans un chaudron. Une casserole de bouillon de travers de porc mijote avec des racines de taro. Un saladier émaillé déborde de légumes crus. Je n’ai jamais fait un aussi bon repas. Pendant que nous mangeons, des matelots arrivent et repartent à vélo. Sur le navire, il ne reste bientôt qu’un petit nombre d’entre nous. J’ai dormi d’un sommeil incertain dans la couchette d’Oncle Hùng. Il est rentré dormir chez lui. Sa maison est près de la Fourche (qui, comme je devais l’apprendre par la suite, s’appelle la Fourche de l’Indochine), sur le chemin par lequel on accède à l’entreprise. J’ai exploré plusieurs cabines. Celle du capitaine est la plus spacieuse, quoique très étroite ! Une couchette collée contre la paroi de la cabine, haut perchée, avec le bord relevé pour éviter qu’on ne tombe sur le plancher lorsque le bateau se balance sous l’eff et des vagues. Juste en dessous il y a comme un placard avec une porte qui occupe toute la longueur de la couchette. Au milieu de la pièce se dresse une petite table. Près de la table, du côté opposé à la couchette, est un siège de bois qui fait un angle à l’endroit où les parois se rencontrent, formant une banquette où quatre à cinq personnes peuvent s’asseoir. Au pied d’une des parois, je découvre un support percé d’un trou rond prêt à recevoir une bouteille thermos et la maintenir fermement lorsque le navire est secoué par gros temps. Il y a en outre une table de travail contre le hublot qui donne sur l’avant du navire, et une chaise à dossier. Tous ces meubles (sauf la chaise à dossier) sont fixés au plancher de la cabine et aux parois qui sont en bois veiné couvert de mica brillant. La cabine d’Oncle Hùng est semblable à celle de mon père mais plus petite ; elle n’a que la table de travail, et pas celle qui sert à recevoir les visiteurs. Couché dans ma couchette, je pense à ma mère. À ma soeur Ngàn. À l’heure qu’il est, Ngàn est sûrement en train de dormir d’un bon sommeil. Quant à ma mère, dort-elle déjà ou pense-t-elle à moi ? C’est ma première nuit loin de la maison. Demain, je partirai encore plus loin. Demain, j’irai sur la mer. Dans un demi-sommeil me parviennent les grognements des cochons qui cherchent leur nourriture dans les coursives, et le bruit des motos sur le quai. Levé tôt le lendemain, je monte sur le toit des cabines, l’endroit le plus élevé du navire, puis grimpe sur le mât de signalisation qui se dresse comme un canon pointé droit vers le ciel. Le mât de signalisation a six échelons avec six feux disposés dans l’ordre, de haut en bas : rouge, vert, blanc, rouge, vert, blanc. Chaque feu ressemble à un verre renversé, entouré de cercles d’acier pour sa protection. Je regarde. Tout autour. Vers la mer. Je ne vois la mer nulle part. Il n’y a que le chenal qui s’écoule et disparaît derrière la masse verte des palétuviers. Mais je sais qu’en suivant le chenal, on arrive à la mer…