« C’est le ciel qui m’a le plus manqué quand j’étais en prison… » déclara Edgar Mauclair lors de sa garde à vue. Quarante-huit heures plus tard, l’homme avait fait ses aveux. Coupable de trois meurtres particulièrement sanguinaires, à soixante ans révolus, le récidiviste n’aurait sans doute plus l’occasion de marcher librement sous le ciel étoilé. C’est en pensant à cet homme qu’il venait d’envoyer derrière les barreaux que Bompard prit la direction de la forêt d’Orléans. La nuit s’annonçait douce… et le ciel étoilé! Il lui devait bien ça. Il sortit de la ville sans encombre, tout allait dans le sens de son plaisir. Il était maintenant au volant depuis près d’une heure et il allait pouvoir se mettre en pilote automatique… Lui traversa l’esprit qu’il pourrait allumer une cigarette, à défaut, il alluma la radio. « Vous êtes venu aujourd’hui, Alain Riazuelo, nous parler des trous noirs », annonçait la voix de Mathieu Vidard, l’animateur de La tête au carré. « La tête au carré, la tête au carré » martelait le jingle de l’émission. Bompard se massa le front. Ça chahutait fort dans la sienne; comme à la fin de chaque affaire, il était épuisé. Il venait d’immobiliser sa vieille Polo break à l’orée de la forêt et se demanda un instant ce qu’il faisait là. La fatigue envahissait chaque parcelle de son corps. Il leva la tête; puisqu’il était là pour ça il regarderait le ciel. La beauté du spectacle réveilla l’intérêt qu’il pouvait porter aux choses quand il n’était pas trop déprimé ; même si, ces derniers temps, il se sentait comme un maniaco-dépressif stabilisé en phase dépressive. Pour s’oublier, le torse collé au volant, il se mit à inspecter le ciel avec l’intensité qu’il mettait, enfant, à observer des heures durant la Méditerranée. La voix du scientifique ne parvenait pas à tenir en respect son désir puéril de découvrir un trou noir. La raison n’était pas au rendez-vous. Les yeux écarquillés, il explorait à s’en faire mal aux orbites la voûte stellaire… Et comme sa recherche piétinait, il s’éclipsa vers les voies lactées de son enfance et vers quelques firmaments longuement admirés avec Mathilde. Dès que la nostalgie menaçait, son ex- femme se disputait la première place avec sa petite enfance et elle perçait cette molle résistance qu’il s’évertuait à tisser autour de lui depuis leur divorce… Il fut aspiré par les cieux éclaboussés de la Malaisie, où leur amour avait trouvé refuge le temps d’une escapade. C’était une nuit d’étoiles filantes et le rire de Mathilde fusait encore à ses oreilles. Pour se dégager de son emprise, une nostalgie chassant l’autre, il s’obligea à faire un détour par la Belle Bleue, qu’enfant il fixait des heures durant, les pieds dans l’eau, un carnet à la main. « Et jamais rien ne se passait », se lamentait-il encore aujourd’hui. Quelques coups de soleil plus tard, il finissait par renoncer, se disant qu’il ne savait pas regarder ou qu’il n’était pas digne de voir, à moins qu’il ne se passât des choses dans son dos. Et là, il cédait parfois à la tentation de se retourner brusquement et se lançait dans un 1, 2, 3, soleil… voué à l’échec. Quoi qu’il en soit, il n’avait pas de chance. À bien y réfléchir, c’est sans doute de ces observations infructueuses que lui vint le goût d’étudier les humains. Bompard écoutait d’une oreille attentive son passé, et de l’autre, plus distraite, l’émission qui n’allait pas tarder à toucher à sa fin. « “Quelle est la capacité d’absorption d’un trou noir? Est-elle limitée?” C’est la question que vous pose Mohamed, précisa Mathieu Vidard. — Beaucoup de trous noirs sont isolés dans l’espace, répondit le scientifique ; leur capacité d’absorption est limitée à ce qui passe à leur portée et ils n’ont donc à peu près rien à se mettre sous la dent. Ce n’est que quand il y a environnement favorable, c’est-à-dire riche en matière, que le trou noir peut grossir. » Le commissaire fit cette fois un aller sans retour de la galaxie à son nombril et se dit que lui aussi avait ses trous noirs. Et qui donc l’emporterait, ses trous noirs ou sa force vitale ? Il avait toujours mené ce combat, mais depuis le départ de Mathilde, il doutait plus souvent de son issue positive. « Quand tu te sens aspiré par le passé, que le présent n’a aucune réalité pour toi, reviens doucement. Inspire lentement, expire, sens l’air dans tes poumons, suis son trajet. » Il s’accrocha à cette voix qui l’avait tellement aidé durant « son année blanche ». De l’extérieur, on aurait pu penser qu’il s’absentait alors qu’au contraire, il était en train de revenir. C’était toujours comme ça avec Bompard, jamais là où on l’attendait… Il pensa à un vieux cheval et s’ébroua. Puisqu’il se trouvait aux abords d’une forêt, il allait faire quelques pas. Le marcheur urbain qu’il était n’était pas contre un dépaysement! Justement, l’émission s’achevait. « Et la prochaine éclipse totale pour la Nouvelle- Calédonie, annonçait Mathieu Vidard qui avait changé de sujet, sera en 2093; ils ont le temps, là-bas… » Avant de rendre le micro, l’animateur prit soin de présenter le programme des jours à venir, Bompard se questionna sur le sien. Après qui allait-il se mettre à courir? Qui allait commettre l’irréparable? Après chaque enquête, il était vidé ; il avait juste besoin d’un peu de temps pour se remettre en route. Claquement de portière. Le bruit dérangea la forêt assoupie. Il aimait bien cette idée de vie endormie. Il s’enfonça dans la forêt et remonta machinalement le col de sa veste. En fait, il n’avait pas froid.