Par où commencer ? Quiconque aborde une page blanche est sans doute rongé par cette question. La logique suggère de se reporter aux temps anciens. Mais je ne suis pas le moine Pimène, pour décrire minutieusement la ville dans laquelle je suis né et où je vis. Et tout compte fait, tant mieux. Peu vous importe qu’il s’agisse précisément d’Oufa. Il vous suffit de savoir qu’il est ici question de l’une des cités de la région Volga-Oural, plus ou moins industrielle, comptant un peu plus d’un million d’habitants, cinq théâtres et un cirque d’État. Combien y a-t-il de musées ? Je ne m’en souviens plus. Tout comme le vieux Pimène, j’ai la mémoire qui flanche… Je serais curieux de savoir par quoi le vieux moine à l’encrier aurait commencé s’il avait eu à dépeindre cette agglomération moderne. Il s’en serait probablement tiré en évoquant les deux fleuves qui « roulent leurs eaux au pied des blanches murailles ». Pour ma part, je commencerai par le commencement, à savoir par le panneau « OUFA » qui annonce le début de l’agglomération. Et vous, chauffeur, cessez d’user de votre klaxon, vous n’êtes plus sur la grand-route. À propos, le panneau est rédigé en deux langues, et, en bachkir, Oufa se dit « Effé ». Ce qui pour une ville n’est pas, entre parenthèses, un nom particulièrement agréable à l’oreille. Mais tant pis, on y vit quand même. Non sans qu’il vous y vienne parfois, il est vrai, quelques pensées intéressantes. Il est caractéristique qu’entre le panneau et le poste de contrôle, vous ne rencontrerez rien. Ceux qui connaissent d’autres capitales de l’Oural, comme Tcheliabinsk et Ekaterinbourg, comprendront ce que je veux dire. Dans ces deux villes, monument et symbole d’urbanisme, s’étire le long de la route un cimetière genre construction standard, à dalles blanches, sans rien d’attristant – presque des bâtisses en béton… Véritable modèle réduit d’une cité-dortoir. Par toute son allure, ce « cimetière-type pour ville industrielle » semble vous dire : « Bonjour, chers visiteurs, bienvenue ! » Le plus drôle, c’est quand une formule semblable est placardée sur la palissade même dudit cimetière, et qu’on se demande à quoi elle se rapporte : à la ville, ou alors…Oufa ne possède pas pareille « porte de l’Enfer », ce qui, convenez-en, inspire un certain optimisme. Comment continuer ? Formellement, la ville peut être divisée en deux parties. La première est son centre. Tout y est charmant au possible, dans les meilleures traditions : rues pavées, boutiques, vitrines, lumières et boulevardiers (ainsi appelait-on à Paris les badauds fréquentant les grands boulevards). La rue centrale porte le nom de Qui-l’On- Sait, et il arrive, à la lecture de la plaque, qu’on s’interroge ; c’est en l’honneur du fleuve sibérien Léna où il avait vécu son exil que Lénine a choisi son pseudonyme. Il avait cependant à sa disposition tant de variantes qui sonnent bien à l’oreille : Obev, l’Amour, Irtychevitch… Enissenine… Riche est la nature sibérienne en fleuves ! Que dire ? C’est presque chaque rue qui porte un nom lié d’une manière ou d’une autre à ce salmigondis marxiste-léniniste. Comme partout d’ailleurs. Chez nous au moins, à la différence de Saratov, nous n’avons pas de rue baptisée en l’honneur de l’année 1937. Si, si, ne vous étonnez pas ! Ils ont, eux, une rue qui s’appelle rue du Vingtième Anniversaire d’Octobre.Nooon, notre centre-ville est magnifi que ! Quand il fait très chaud, que peut-il y avoir de mieux que la glace que l’on y vend à chaque coin de rue ? La vendeusevous tend un cornet avant d’aller bizarrement chercher votre monnaie dans sa glacière même – quelques pièces complètement givrées. C’est peu de choses, mais comme c’est agréable ! La seconde partie de la ville est industrielle. Elle comprend les célèbres raffineries de pétrole de Bachkirie et une dizaine d’entreprises sous-traitantes, ainsi que des quartiers entiers d’immeubles d’habitation construits à la va-vite à l’époque de Khrouchtchev et aujourd’hui complètement noirs de suie et habités par un prolétariat aux visages violacés. Non, non, ils ne sont pas victimes de la chimie ; c’est simplement qu’ils boivent trop.