Le paysage devenait rapidement désertique dès qu’on quittait les alentours de Niamey, au bord du fleuve. La fameuse ceinture verte censée freiner l’avancée du désert avait fait long feu et avait été remplacée par un vaste bidonville. Fatou ne disait rien, elle ne pleurait pas. Elle regardait sans voir le paysage défiler derrière la vitre, coincée contre la portière droite de la Peugeot 505 familiale sept places qui affichait complet et qui cahotait sur la route en direction de Sanam, une bourgade dans la savane, en direction de l’est. Ali dormait paisiblement contre elle. Il portait sur lui le sac banane contenant leurs papiers d’identité et une partie de l’argent pris à tonton Ba, bien serré sous sa chemise. Le reste, il l’avait partagé en deux liasses, une partie planquée dans ses chaussettes, la seconde, donnée à Fatou. Malgré les nids-de-poule fréquents, la route était plutôt praticable, même si la vieille bagnole agonisait de tous ses boulons. Le moteur, rugissant d’impuissance, laissait derrière lui une épaisse fumée noire: le lion emblématique de la marque semble essoufflé et un peu exténué, songea Fatou qui se souvint de la plaque publicitaire fièrement arborée devant l’atelier du garagiste, en face de chez son oncle. Elle regardait pour la première fois ce paysage aride et rocailleux, qui laissait peu de chance à la végétation. Seuls quelques acacias poudrés de poussière ocre et des eucalyptus malingres jalonnaient la route telles des bornes kilométriques irrégulières, sous lesquels s’abritait parfois un berger entouré de ses chèvres. Le soleil commençait à être haut dans le ciel ; Ali se réveilla en sueur, en proie à un cauchemar dont les images s’estom- pèrent aussitôt à la vue du grand sourire dévorant tout le visage juvénile de Fatou. C’était par ailleurs la seule partie de son anatomie encore visible. Ali lui avait demandé de porter en permanence un long voile de tissu fin et noir pour se confondre avec les voyageurs et passer inaperçue: elle était tellement belle et bien proportionnée! Ils diront qu’ils sont frère et sœur. Farouchement attachée à sa liberté, Fatou avait tout d’abord refusé de mettre le voile. Pourtant, elle finit par s’y résoudre, appréciant avant toute chose la douce attention qui émanait de la demande d’Ali. En d’autres circonstances, elle aurait refusé catégoriquement et aurait envoyé le mâle prescripteur au diable. Fatou faisait partie de cette minorité de femmes qui ont eu la chance d’étudier dans ce pays considéré comme l’un des plus pauvres d’Afrique. Elle a immédiatement adhéré à la cause des femmes, sans être féministe – les sociétés africaines semblent encore loin des combats d’avant-garde menés en Europe – mais cela ne l’avait pas empêchée de militer dès son plus jeune âge dans des associations qui combattaient l’esclavagisme encore en pratique dans certaines régions du pays, ainsi que les mariages forcés. Les exemples foisonnaient autour d’elle, il suffisait de regarder. Elle passait un samedi sur deux à la permanence du planning familial pour faire de la prévention sur le VIH, les maladies sexuellement transmissibles, l’excision ainsi que les pratiques dévastatrices des faiseuses d’anges à qui elle imputait le décès de sa mère, quelques années auparavant. Ali devait bien être le premier homme à lui avoir suggéré de se voiler sans risquer de sévères représailles ! Les cinq autres places étaient occupées par deux couples, et un homme s’exprimant avec un drôle d’accent. Il faisait chaud dans le break malgré les fenêtres grandes ouvertes. Deux énormes mouches bourdonnaient contre la vitre arrière et accompagnaient la musique nasillarde qui s’échap- pait du baladeur CD branché directement à la touffe de fils colorés qu’on apercevait à l’emplacement prévu du poste d’origine, retiré depuis des lustres. Le bidouillage de ces entrailles électriques permettait au chauffeur de faire profiter aux passagers de ses goûts musicaux et de laisser tourner en boucle sa bande-son préférée. Une musique faite de mélopées touarègues accompagnées d’instruments rituels : violon en peau dont les cordes fabriquées avec du boyau d’animal sont frottées énergiquement et dans une cadence extatique avec un archet tendu de crin, le tout produisant une sono- rité censée être proche d’une voix féminine. L’indispensable guitare électrique qui joue dans les habituels suraigus accompagne l’instrument archaïque: mélange de modernité et de tradition largement sponsorisé par la World Music. Chacun son mauvais goût, pensa Fatou. Les mouches cognaient la vitre presque en rythme et rendaient la musique et la route moins monotones avec leur chorégraphie improvisée. Devant eux, la route disparaissait littéralement derrière un rideau de réverbération de chaleur intense et assommante qui faisait bouillir le moteur et les cailloux, mais cela ne perturbait pas le moins du monde le chauffeur. Il avait la main gauche posée nonchalamment sur le volant habillé de tissu vert peluche d’où pendaient des petites pièces métalliques brillantes, en guise de porte-bonheur. Le tableau de bord disparaissait derrière les gri-gri et les talismans de toute sorte, les photos découpées de magazines et autres objets dont l’utilité échappait à l’observateur. Il mâchonnait obstinément un bâton d’arak, qu’on appelait aussi siwak, végétal censé blanchir les dents, en regardant droit devant lui. Il semblait perdu dans ses pensées jusqu’à ce qu’un véhicule ne vienne en face, sur cette nationale suffisamment large toutefois pour permettre le croisement sans frôler les rétroviseurs respectifs. Heureusement. Fatou pensa qu’il devait regretter l’ancien temps où il était caravanier et pouvait se permettre de faire la sieste juché sur la bosse de son dromadaire en pleine course. Les distances étaient infiniment plus longues à parcourir ; elles permettaient néanmoins aux hommes de mieux considérer leur environnement et réfléchir à leur présence dans cette nature parmi les autres créatures.