Souad était ma camarade de classe en terminale. D’elle, je gardais le souvenir d’une fille sympathique, serviable et courageuse. Bonne en maths, elle n’hésitait pas, pendant les examens, à me tendre une perche chaque fois que j’achoppais sur quelque difficulté, ce qui était souvent le cas, je dois le reconnaître. Elle réussissait à tromper la vigilance du professeur et à me faire parvenir, à ses risques et périls, quelques éléments de réponse – geste qui, à maintes reprises, m’a évité d’attraper un zéro. Physiquement, Souad était une fille comme une autre, ni belle ni laide ; une fille passable, en somme. De plus, elle ne cherchait pas à attirer l’attention des garçons, et encore moins à les séduire. Discrète, sobre, indifférente à sa mise, elle ne se mettait jamais en avant, ne se maquillait jamais, ne se donnait même pas la peine de se peigner convenablement. Parfois, je lui disais en badinant, mais non sans un fond de vérité, que si un jour le lycée organisait un concours d’élégance pour les filles, elle se retrouverait sans nul doute à la queue du classement. Souad se contentait de rire de ma folle conjecture ; jamais elle n’avait fait de commentaire.Souad n’était pourtant pas dénuée de charme ; il suffisait de la regarder un peu plus longuement, un peu plus attentivement, pour se rendre compte qu’elle était une assez jolie fille. Des traits réguliers, de grands yeux où le blanc et le noir étaient très tranchés, un buste fort, armé de deux melons pleins et arrogants, une croupe au galbe parfait et de grandes jambes taillées dans le marbre. Son seul et unique défaut était ses cheveux : elle les avait épais et frisés, ce qui reléguait tous ses atouts au second plan. Il faut dire qu’en terre d’islam, une femme aux cheveux frisés, même très jolie, n’attire guère l’attention des mâles. Pourquoi ? Mystère. La première fois que mes yeux s’étaient posés sur Souad, je ne vis évidemment en elle que ce que tous les autres garçons voyaient : sa mise débraillée et sa grosse tignasse drue et sauvage. Hâtivement et, hélas !, injustement, je la rangeai dans la catégorie des filles sans intérêt. Et depuis, je ne cherchai plus à la regarder, mon jugement ayant été rendu et sans appel. Un jour, comme l’un de nos professeurs était absent, je me retrouvai par hasard en compagnie de Souad à la sortie du lycée. C’était, je m’en souviens encore, une chaude après-midi d’avril. Pour tuer les deux heures qui nous séparaient du cours suivant, nous improvisâmes une promenade aux alentours du lycée. Bab Ghmate était un quartier de la Médina comme un autre : des ruelles pisseuses, des demeures vétustes, des murs lépreux, souvent de guingois. Çà et là, des gamins aux allures de fauves tapaient sur un ballon, jurant comme des charretiers ; des hommes,accroupis au pied des murs, lorgnaient les jambes des passantes ; des jeunes commentaient bruyamment quelque match de football ; d’autres refaisaient le monde en tirant sur un joint… Nous flânions, Souad et moi, tout en causant de choses et d’autres – de la pluie et du beau temps. Nous marchâmes jusqu’audelà des remparts en pisé, sans d’autre but que celui de tuer les deux heures qui nous séparaient du cours suivant. Après la sortie en arcade, nous prîmes à gauche vers Bab Lekhmiss, marchâmes encore un peu, jusqu’à l’entrée de Jenane lebka (le Jardin des pleurs) – un simulacre de parc qui avait sans doute eu des jours meilleurs, à une époque antérieure. Je connaissais le jardin de nom ; Souad aussi. Il y a, dans notre ville, des lieux qui portent des noms curieux, comme une vieille tunique élimée et dont personne ne connaît l’origine.