Le bouchon de Dom Pérignon roula doucement, poussé par un courant d’air invisible. Il est curieux de voir comme un aussi petit objet, auquel personne n’avait porté la moindre attention, me permit de recueillir autant d’informations. Mon intuition me le fit porter à mes narines pour flairer son bouquet de champagne fruité et il me révéla aussitôt d’autres parfums inattendus : des traces de Chanel n°5 et de cigare Montecristo, une suggestion de rouge à lèvres Survey et de bismuth sur une base écœurante d’Old Spice, et enfin une acre odeur de sang incrustée comme une traînée de poudre qui me donna le frisson. Le tout concentré dans un petit champignon de liège. Plongée dans un lourd silence, la pièce vide ressemblait à une scène de théâtre abandonnée après le dernier acte. Comme si le public venait de se lever pour m’applaudir, moi, Mario França, un des meilleurs détectives du monde. Je souris chaque fois quand j’y pense. Quelle folie ! Il y a toujours quelqu’un, où que ce soit, prêt à applaudir n’importe quoi… Que me coûte pourtant d’imaginer une telle ovation quand je recopie des documents à la lumière d’une lampe torche, quand je suis discrètement une voiture à travers les rues de Porto, quand je me déguise en vendeur de marrons chauds pour assister au manège des dealers à Santa Catarina ou quand je me fonds dans la foule anonyme de la rue sur les talons d’un mari infidèle ? Ces rêves de grandeur m’aident à supporter les longues nuits de veille recroquevillé sur le siège de ma voiture, m’aident à oublier les misérables honoraires que je suis obligé de facturer pour ne pas effrayer la clientèle. Ingrats, ils veulent toujours un service de luxe pour une misère, n’accordent aucune valeur à mon art si particulier, m’utilisent et puis me jettent comme un vulgaire mouchoir en papier quand le travail est fini et qu’ils n’ont plus besoin de moi. À croire que tous ceux qui viennent me trouver n’ont qu’un trou à la place du cerveau, et lorsqu’ils vomissent leur chèque avec dédain, ils me le tendent du bout des doigts comme s’ils avaient peur de se contaminer en me touchant. Comme si le fait d’avoir découvert des secrets inavouables les concernant me rendait porteur d’une espèce de lèpre dont ils veulent à tout prix se maintenir à distance. Des ingrats, oui, incapables d’apprécier le talent hors du commun qu’il est nécessaire de posséder pour pouvoir déduire, grâce aux seules odeurs renfermées par ce petit bouchon de champagne, que la mort de Gladys Cleminson n’a rien de naturel, que le probable assassin souffre de gastrite et que le fumeur de cigare est certainement une tierce personne qui pourra m’aider à éclaircir beaucoup de points quand je le démasquerai.