Il fait à Saigon, cette année, un temps de veille du millénaire. Des pluies en décembre, puis en janvier, infiltrant la saison sèche. Elles sont là pour annoncer les changements liés à la décennie, au siècle, au millénaire. Quelques mois encore, et rien ne sera plus comme avant. Déjà, les choses ont commencé à changer. Fleur de Pêcher n’est plus la même. Après s’être tenue à distance de la scène pendant des années, elle m’annonce, l’autre jour : « Un vieil homme m’est apparu en rêve. Il m’a conseillé de reprendre la scène. » Elle a cinquante-six ans. Le conservatoire l’a mise à la retraite. « Tu ne vas plus enseigner ? » « Si, si, cela ne change rien. Je suis officiellement à la retraite, mais je touche une compensation du même montant que mon ancien traitement, et je fais les mêmes horaires. D’ailleurs, les trois quarts des professeurs du conservatoire sont à la retraite. C’est toute une génération de retraités, ceux qui sont partis étudier à Moscou, à Novosibirsk ou à Sofi a. » Fleur de Pêcher reprend gammes et vocalises. Avec l’âge, elle est moins coloratura que lyrique, et se prépare à chanter la Habanera, défiant, comme Carmen, son destin. Elle s’inquiète de ne plus avoir assez de puissance dans les notes aiguës. D’une photographie, on dit : « Elle est nette. » D’une voix, on constate : « Elle est puissante. » La puissance atteint son maximum dans les notes hautes de la tessiture. Elle est sans lien avec la force. Si un chanteur utilise sa force pour pousser le souffle, le son s’écrase. Au contraire, un son vocal n’est puissant que si son émission est suffisamment légère pour permettre à l’air de s’élever et de s’enfler. Toutes sortes d’obstacles empêchent le son de prendre de l’ampleur. La langue, dotée de dix-sept muscles, peut obstruer efficacement le passage de l’air en se rétractant. Le voile du palais, exagérément ouvert, risque d’étrangler le son. Le larynx surélevé peut l’étouffer. Avec les appareils photographiques modernes, toute photo est nette à moins de trembler. Seuls les très grands photographes arrivent à prendre de belles photos floues. Il est aisé de produire des sons puissants. Seuls les très grands chanteurs arrivent, dans l’aigu, à chanter pianissimo. Pendant des années j’ai respecté la puissance. Maintenant, je sais qu’il importe surtout d’être léger. Pourtant, aucun sage ne m’est apparu en songe.J’aurais aimé que ces nuits tropicales d’été perpétuel aient engendré un rêve, un seul. Une indication sur le chemin à prendre. Mais le sommeil au milieu des cigales est profond, profond. Les seuls rêves sont des rêves éveillés. Rêve d’une maison au bord d’une grande rivière, entourée d’un balcon en bois où je m’assiérais pour contempler la rivière, sans autre pensée ou souci. Rêve logique, dans un pays baigné d’eau. Rivières, fleuves, lacs, mer, océan. Plus on avance et plus on recherche une logique, une compréhension des choses de la vie. Heureusement, le mystère subsiste.