Stéphane Paoli. – La première chose qui m’intrigue,c’est l’assemblage. Pourquoi êtes-vous là, tous les deux ? Un metteur en scène, un sociologue : que faites-vous ensemble ? Jean Viard. – Au départ, c’est une idée de Jean Blaise. Il m’a invité à Nantes il y a quelques années pour un immense repas qui durait une partie de la nuit. Il devait y avoir mille personnes. Je me suis rendu compte, quand je suis arrivé, que nous étions trois, dont un musicien, et que nous devions de temps en temps animer le repas. On nous tendait une chaise et nous montions sur la table. C’était un peu branlant, sans doute des tréteaux. Et là, nous déclarions des choses impromptues à la « population assemblée », sur le bien-être du monde, les changements, la création, la culture… C’était assez délirant. Voilà comment nous nous sommes rencontrés. Depuis, nous avons été amenés à nous croiser, nous inviter, nous apprécier. J’ai conseillé la mairie de Nantes, nous avons discuté de rapprocher tourisme et culture, de lier autrement l’urbain, Nantes et Saint-Nazaire… Nous avons donc un compagnonnage, des trajets parallèles. Nous avons aussi eu un projet, en 2012 – nous voulions lancer une opération de voyage en France pour la jeunesse –, qui n’a pas abouti. Mais à cette occasion, nous nous étions dit que l’on pouvait aimer la France charnellement, que cela pouvait être une action intégrante. Stéphane Paoli. – Ce qui est amusant, c’est que vous demandez, Jean Blaise, à l’autre Jean, de monter sur la table et que ses interlocuteurs, ce sont un musicien, un peintre. Déjà vous installez quelque chose. Que voulez-vous installer en faisant cela ? Jean Blaise. – Pour aller vite : le mélange des genres. Une manière de dire : la culture ne doit plus être dans ses cloisonnements, dans ses petites boîtes hermétiques. Autrement dit : ce qui s’est passé depuis près de cinquante ans doit changer. Les maisons de la culture, aujourd’hui nommées scènes nationales, ont été vouées au spectacle vivant, pour ne pas dire quasi exclusivement au théâtre. Bien qu’issu du monde du théâtre, j’ai toujours ressenti le besoin d’aller voir à côté, vers la littérature, les arts visuels, l’architecture, avec l’intuition que ces territoires recelaient encore plus d’interrogations fructueuses. J’ai toujours tenté de faire en sorte que des gens comme moi puissent rencontrer des gens comme Jean Viard. Une certaine fascination pour la transversalité m’a guidé, et puis aussi la sensation que la boîte noire du théâtre enfermait le corps et l’esprit et qu’il était nécessaire d’ouvrir, ouvrir sur la ville, que la culture relevait plus d’un comportement vis-à-vis de la vie que du spectacle ou d’une capitalisation des savoirs. La culture, avant tout, c’est la ville. Stéphane Paoli. – Quand vous dites « la culture, c’est la ville », cela signifie-t-il que ce qui est au début de votre travail, c’est la fonction politique, au meilleur sens du mot « politique » : ce que l’on partage dans l’espace de la cité ? Je ne parle pas de politique politicienne, évidemment. Jean Blaise. – Bien sûr. Je ne suis pas un créateur : je fais de l’action culturelle, donc, d’une certaine manière, de la politique. Comment fait-on pour rendre accessible au plus grand nombre les gisements artistiques qui appartiennent à tous ? Nous sommes tous propriétaires du fonds culturel de notre planète et la mission que nous a confiée André Malraux, à nous, « animateurs » culturels, est de le rendre accessible. Cet article premier des statuts des maisons de la culture a nourri ma passion et c’est toujours ma passion. Pour rendre accessible, ma réponse est d’ouvrir les lieux culturels sur la ville. Il n’est pas question de fermer les théâtres ou les musées, surtout pas, mais de leur demander de mieux ouvrir leurs portes pour faciliter la pénétration du public et la sortie des créateurs dans l’espace public. Que ces lieux soient traversables au moins, capables d’une offre qui dépasse le temps de la représentation. Je n’aime pas l’idée de toujours vouloir sanctuariser la culture ; c’est, d’une certaine manière, considérer qu’elle n’est pas la vie, qu’elle est « à côté de la vie », « à côté du travail », le fameux supplément d’âme dont parlait Malraux. La culture n’est pas à côté de la vie, elle est dans toutes les choses de la vie. « Tout est culturel », c’est ce que ma génération a retenu du discours de Jack Lang. Jack Lang a été un fantastique ministre de la Culture. C’est sans doute lui qui a le mieux défendu l’idée de démocratisation culturelle.