Se retrouvant brusquement dans la cohue, Dalgat se sentit oppressé, mais les auvents tout autour de lui l’apaisèrent. Il eut d’abord l’impression de n’être entouré que de produits de lessive, de morceaux de savon artisanal, de brosses à laver en fil métallique étincelantes sous les rayons du soleil, de shampoings, d’élastiques à cheveux, de sacs en plastique remplis de henné rouge et noir, de balais en fibre végétale. Puis, sans transition, il aperçut, dans une multitude de couleurs, des soutiens-gorge aux bonnets énormes pendre de tous côtés, des tas de vêtements pour femmes, visiblement de qualité médiocre. Il fut à deux reprises violemment bousculé par deux grosses bonnes femmes en train de choisir quelque article dans le passage. La vendeuse, âgée d’une quarantaine d’années, la bouche ornée d’une dent en or, lui agita une culotte rouge sous le nez en lui disant : « Achète-la, jeune homme, tu ne le regretteras pas ! » avant d’être secouée par un gros rire. Ses voisines, à leur tour, s’esclaffèrent bruyamment. Dalgat s’échappa des étroites rangées et se retrouva à nouveau sous le soleil vif ; au même instant, il faillit être renversé par une charrette en fer toute crottée, surgissant de nulle part et conduite à tombeau ouvert par un homme aux habits sales. « Écarte-toi, écarte-toi », cria-t-il d’une voix basse et grossière, couverte par les cris de la star locale, qu’amplifiaient les haut-parleurs. « Prends, prends, ils sont beaux, très beaux ! » Les voix s’élevaient de toute part, se fondant en une clameur confuse. La peau noircie par le hâle, exténués par le labeur sous un soleil cuisant dont ils essayaient de se protéger avec des bouts de carton, les vendeurs se tenaient debout ou assis. On rencontrait ici et là des hommes abrités à l’ombre de camions d’où s’échappaient des pastèques et des melons lourds et mûrs. « Abricot sucré », lut Dalgat, les yeux fiévreux. Les monticules rouges formés par les framboises accrochaient le regard ; un jeune noisetier, enveloppé de papiers déchirés, était posé par terre ; tels des détachements de soldats audacieusement entassés, se dressaient des petites pyramides de kakis orange, de poires, de pommes, de tomates. Tout à côté trônaient des haricots verts, des cerises, des grappes de raisin – de toutes tailles et de toutes couleurs, grosses, petites, longues, violettes, vertes, presque rouges. Un percepteur des impôts, moustachu, marchait, on ne sait pourquoi, un long fouet à la main. Devant les marchandises figurait leur provenance inscrite au stylo-bille : Guerguebil, Botlikh, Akhty… Sous les étals, entre grenades et pêches écrasées, se traînaient des chatons à moitié aveugles et grouillant de puces. Amollis et harassés par la chaleur, les gens allaient et venaient, le regard agité. Il y avait des vieilles femmes aux nattes impeccables qui se déplaçaient avec précaution ; des jeunes filles fatiguées, en robes de sortie toutes brillantes et en chaussures à talons, qui portaient des seaux de concombres ; de jeunes gars en baskets ; des femmes avec des fi lets à provisions. « Tiens, jeune homme, prends ces belles herbes ! Du persil, de la coriandre, de l’aneth ! Il est tout frais ! » « Jeune homme, regarde un peu ces pommes de terre : elles sont bonnes, pas véreuses, combien je t’en mets ? » « Approche, goûte cet abricot, tiens, vas-y ! » « Goûte-moi aussi ces pommes, jeune homme : elles sont juteuses, pas acides du tout. » Devant Dalgat, l’obligeant à ralentir le pas, avançait, d’une démarche un peu nonchalante, une femme en chapeau de paille. « Hé, Madame, tu as un beau chapeau, donne-moi que je l’essaie ! » l’interpella une marchande de carottes. Elle s’empara immédiatement du chapeau, le posa sur ses cheveux d’une propreté douteuse, tourna sur elle-même pour se faire admirer ; ses voisines s’approchèrent et lui nouèrent les brides. La propriétaire du chapeau, décontenancée, tendit les bras vers elles. Un vendeur qui observait la scène avec un sourire amusé, jeta la brindille qu’il mâchonnait et s’écria à travers le passage, à l’adresse de la jeune femme : « Reprends ton chapeau ! Elle a les mains sales, elle va complètement te l’esquinter. » Dalgat les dépassa et se dirigea vers le pavillon des viandes qui sentait le sang mais qui était sombre et frais et où, du plafond, pendaient de longs quartiers de veau, de mouton, et d’autres choses encore : on y travaillait ici et là de la hache, habilement et diligemment. « Prends, jeune homme, c’est de l’excel lent mouton. » « Achetez mes poules, achetez mes poules ! » Dans le rayon de la poissonnerie tressaillaient des bêtes encore vivantes, qui ouvraient tout grand leur bouche pour une dernière aspiration ; les vendeuses les nettoyaient et les apprêtaient rapidement ; les écailles brillaient. Un homme revêtu d’un tablier bleu, sale, battait la tête d’un gros poisson contre l’étal. Devant lui, Dalgat aperçut furtivement un profil connu : une longue tresse rousse, épaisse, arrivant presque aux genoux. Sakina marchait légèrement en arrière de sa mère, jetant un coup d’oeil sur les étalages, tenant entre ses doigts blancs et maigres des paquets de viande ; sur les sacs en plastique était représentée une femme au teint basané et aux cheveux frisés, avec des inscriptions en lettres latines rouges. Dalgat eut une envie folle de prendre un couteau de boucher, de bondir derrière la jeune fille, et, sans lui laisser même le temps de se retourner, de couper sa natte épaisse avec ce couteau taché de sang afin qu’elle crie, qu’elle pleure, et qu’une foule curieuse se rassemble autour d’eux, bouche bée. Ce désir était irrépressible. Il imagina même comment se retournerait alors la mère, une femme sèche aux paupières toujours bleues, et comment elle serait folle de colère et de surprise. Sakina se faufilait vers la sortie, un rectangle blanc éblouissant de soleil, quittant l’ombre pour la chaleur, la tête presque vide. La veille, elle était allée chez la couturière pour se faire façonner une jupe. La couturière s’était étonnée de la voir sans maquillage. « Et pourquoi n’es-tu pas maquillée ? avait-elle demandé. Tu te maquilles quand même un peu quand il fait moins chaud, non ? » Elle avait ensuite parlé de la femme de son frère – celui qui n’avait pas écouté les conseils de ses proches et avait épousé une fille d’une autre nationalité, paresseuse et grossière ; elle était enceinte et passait son temps couchée, son gros ventre à l’air ; elle se mettait de la crème contre les vergetures, se faisait manucurer et ne levait pas le petit doigt chez elle.« Et elle est horrible, c’est moi qui te le dis, répétait la couturière ; elle a des poils partout sur le corps, il lui en pousse même sur le dos. Je lui répète, “Va chez l’endocrinologue” et elle, cette salope, elle me répond d’aller essuyer la morve de mon fils ! Tu te rends compte du toupet de cette femme ? » La jupe fut complètement ratée et elle se défaisait déjà aux coutures. Sakina et Dalgat étudiaient ensemble à l’université. Il l’avait maladroitement poursuivie à coup de billets doux, et, n’ayant reçu pour toute réponse que des moqueries, s’était mis rapidement à la détester. Lorsqu’il l’aperçut au bazar, il sentit qu’il commençait à rougir et que la rage l’envahissait. Pour se calmer, il arpenta rapidement les ruelles du marché envahies de volailles caquetantes et de chèvres et s’engouffra dans une petite boutique islamique, étroite comme une niche, dans laquelle un poste de radio diff usait de mélodieux chants de prières en arabe. Écartant les rangées cliquetantes de chapelets, une vieille vendeuse lui jeta un coup d’oeil. Dalgat fit semblant de s’intéresser aux livres, aux amulettes, aux calottes. Il y avait des montres qui indiquaient les heures de prière et la direction de la Qibla, des chapelets électroniques,du khôl, des capsules d’huile de cumin noir. Pour ne pas ressortir les mains vides, il acheta, pour trente roubles, une racine d’Arak pour se nettoyer les dents. Dehors, il retomba dans la torpeur régnante. Il lui revint en mémoire les émissions que faisait chaque soir un ouléma inculte, qui parlait très mal mais détenait un titre religieux. Il y avait eu, un temps, un jeune mufti intelligent et instruit, mais il avait été assassiné. Dans ces émissions, on parlait de djinns et de sourates, de ce qui était permis et de ce qui ne l’était pas. Des gens téléphonaient. Un homme avait demandé si on pouvait, dans son lit, tourner le dos au Coran. Une jeune fille voulait savoir de quelle couleur, selon la charia, on pouvait se peindre les ongles. « Salam, Dalgat ! Comment ça va ? » C’était un copain de classe. Il avait l’oreille cassée, riait de toutes ses dents en lui barrant la route.