Préambule Aujourd’hui, l’humain est défiguré à maints endroits du monde. Autrefois, la défiguration était le fait des guerres. L’expression Gueules cassées a été inventée après la Première Guerre mondiale. Elle se trouve maintenant dans les dictionnaires. Gueule cassée, mutilé de guerre blessé au visage, lit-on ; une remarque précise qu’il s’agissait d’argot militaire. À chaque époque ou à chaque lieu, des visages qui n’en sont plus, que l’on ne nomme plus de ce nom. Ceux de 14-18, il a fallu qu’ils soient nombreux à avoir été fracassés au visage, à avoir pris, si l’on peut dire, la guerre en pleine face, pour qu’on les rassemble en une catégorie sous ce nouveau nom qui en disait davantage que blessé de guerre ou mutilé tout court. Qui reconnaissait et qui en même temps tenait à distance les hommes à la figure dévastée. Ils étaient ceux que l’on n’osait plus regarder ou que l’on ne pouvait plus – ou mieux – que l’on ne voulait plus supporter de voir, malgré les honneurs dont on les a gratifiés bien plus tard. Disons plutôt que l’on a tant tardé à les gratifier d’honneurs et de réparations à cause, peut-être, de la réticence que l’on devait éprouver, sans la dire – les proches et les autres, toute la société –, à lire la dévastation de la guerre jusque dans le visage des hommes, à admettre qu’ils étaient pourtant encore des hommes. Car le corps mutilé est une chose terrible, mais le visage… Quand le corps est mutilé, on ne regarde pas le lieu de la mutilation de l’autre, là où cela fait horreur, où cela fascine ; on pose les yeux ailleurs, sur le visage avant tout, justement ; on privilégie même, lorsqu’on parle avec celui-là, de le regarder en face, là où il est quelqu’un, où c’est bien lui ; on le regarde au lieu par excellence de la rencontre, manière de lui dire qu’on le reconnaît. Mais si c’est le visage qui est mutilé, comment s’adresser à lui, le regarder à l’endroit où quelqu’un apparaît comme quelqu’un, où c’est bien lui, sans poser en même temps le regard là où c’est impossible maintenant de le reconnaître, où il n’y a plus rien de ce qui le faisait apparaître lui, où il n’est plus que chair ouverte, faisant horreur, et que l’on voudrait ne pas voir, et devant qui l’on doit rester saisi, comme pétrifié ? La Grande Guerre a causé cela, le défigurement du visage des hommes ; elle a contraint à voir l’horreur au lieu de l’être de quelqu’un ; elle l’a fait en quantité, en masse. Peut-être était-ce inédit qu’une guerre provoque une défiguration en masse jusqu’à créer une catégorie parmi des hommes. Comme on le sait, l’inédit n’a pas cessé avec cette guerre-là ni avec la fin des tranchées et des éclats d’obus ; il s’est même inversé, pourrait-on dire, avec la guerre suivante qui a dévasté tout autant que la première, mais a comme surgi d’un système, propulsée par l’ordre du système nazi, lequel a d’abord programmé avec science la sélection des humains en catégories, en masses, pour les anéantir. Défigurant bien au-delà du visage l’humain tout entier, jusqu’à l’innommable. Devant quoi le monde est d’abord demeuré incrédule, longtemps, avant de rester à nouveau comme pétrifié. Défaire la figure de l’humain est à la portée de l’humain. Ce serait même un penchant, dirait-on. Cela persiste. Il s’agit maintenant d’une autre sorte de guerre à l’échelle du monde, cette fois non déclarée comme guerre, ne reconnaissant donc pas de victimes, n’en voyant pas. Plutôt que d’une guerre, il ne s’agirait finalement plus que d’un système lui-même, de son ordre ; un autre que le précédent, mais au fond, pas si autre ; le système de liberté illimitée de profit, un rêve de conquête totale, un programme fait pour gagner, pour dépasser les bornes du gain, supprimant toutes les bornes, prônant le progrès, son mot d’ordre, et qui aurait pris à la guerre son organisation, sa logique, son avancée implacable contre ce qui entrave le mot d’ordre. Le programme ordonne la vie des humains, leur personne ; il les façonne, il les transforme en éléments de production, en agents de fabrication aussi bien qu’en machines à consommer, en ressources à gérer comme sont gérés les équipements, en potentiel énergétique, en cerveaux disponibles, en cerveaux malléables ; il les nomme de ces noms-là ; selon sa logique et ses nécessités, il les traite comme secteur à dégraisser, quantité excédentaire, population indésirable, ou même comme rien de tout cela, comme plus rien, plus personne. Il défigure l’humain en même temps qu’il utilise le penchant de celui-ci à laisser faire la défiguration – ou même à la mettre en oeuvre. L’humain parfois résiste au penchant, parfois s’y abandonne, ou les deux en même temps ; il peut ignorer qu’il s’y abandonne ou feindre de l’ignorer parce que le système ne tolère pas le gaspillage du temps en pensées, mais peut-être plus encore parce que l’ignorance garantit la tranquillité du quant-à-soi. C’est une des visées du système, que la protection du quant-à-soi. Le système défigure l’humain plus encore que le visage, oserait-on dire ; ou plutôt non : il atteint ce que l’on ne voit pas du visage, l’indicible qui est au-delà, quelque chose comme l’évidence de l’humain que l’on persistait à reconnaître, dont on gardait la certitude, malgré l’horreur, devant les Gueules cassées de la Grande Guerre. Maintenant, la défiguration toucherait-elle jusqu’à l’évidence de l’humain, jusqu’à la capacité de le reconnaître et donc aussi de voir la défiguration elle-même, la sienne et celle d’autrui ? Comme si voir n’était plus voir en somme, et qu’il n’y avait plus à demeurer saisi ni incrédule, ni pétrifié à propos de rien parce que l’ordre du système serait devenu l’ordre des choses. Comme un savoir sans conséquences qui agirait à la manière de l’ignorance, laissant tranquille le quant-à-soi. Comme si la défiguration pouvait bien atteindre aussi les mots des hommes, et menacer leur pensée.