Chunlei prit la parole : — Non, je ne suis pas de cet avis. Je ne dis pas combien les ruines sont belles, et encore moins combien un tremblement de terre est beau. Il te suffit de jeter un coup d’oeil sur mes cicatrices et tu sauras que je n’en dis pas du bien. Seuls les imbéciles diraient combien c’est beau, combien c’est bouleversant. Je parle d’une femme, d’une femme qui s’appelait Xiang Qingkui. Elle épousa grand-frère Nian l’année du tremblement de terre, c’est-à-dire en 1976, au moment de la fête du Printemps. Grand-frère Nian s’appelait Bei, Bei Yunnian : c’était notre voisin. Le deuxième jour du premier mois, j’étais encore au lit et faisais un rêve, lorsqu’il me réveilla en criant : — Chunlei, viens ! On va accueillir ta belle-soeur. Cette année-là, la mode était aux mariages sobres. Plus ils étaient sobres, plus ils reflétaient un mode de vie sain. Grand-frère Nian était cadre ; il attendait de l’avancement. Évidemment, il n’osait pas mener grand train ; à vrai dire, il n’en était pas capable non plus. Il vivait simplement. Il m’embarqua à l’arrière d’un cyclo-pousse qu’il avait emprunté pour aller à l’hôpital, y accueillir ma belle-soeur. Il portait une veste matelassée en coton, déjà bien usée, et des chaussures de sport devenues blanches à force d’avoir été nettoyées ; seule l’écharpe rouge autour de son cou était flambant neuve. Grande soeur Qingkui, quant à elle, s’était levée encore plus tôt que nous. Quand nous arrivâmes, elle attendait depuis une demi-heure en bas de sa chambre, et même son nez était rougi par le froid. Grand-frère Nian retira son écharpe, en couvrit le visage de grande-soeur Qingkui, l’embarqua à l’arrière et prit le chemin du retour. Grandfrère Nian pédalait à faire s’envoler le cyclo-pousse. De temps en temps, il tournait la tête et jetait un regard vers elle, et il souriait en plissant les yeux. Grande-soeur Qingkui et moi étions assis face-à-face : c’était la première fois que nous étions si proches l’un de l’autre. Je contemplais ses longs cils comme mouillés par la rosée, ses prunelles encore plus claires que le ciel bleu, les deux fossettes toujours creusées sur ses joues roses. Tout le monde savait que grande soeur Qingkui était belle : mais ce jour-là, c’était la plus belle ! Je constatai par la suite qu’elle avait des fossettes seulement quand elle riait, ce qui prouve que ce jour-là, elle riait. Plus le cyclo-pousse de grand-frère Nian accélérait, plus le vent me fouettait le visage. Ça me faisait mal. Je rentrai la tête dans les épaules. L’ayant remarqué, grande-soeur Qingkui sortit de son sac une boîte de crème et en étala un peu sur mon visage. — Regarde, tu as des crevasses ! s’exclama-t-elle. Sa main coulait sur mon visage comme de l’eau chaude, et je me sentis tellement bien que je perdis presque connaissance. Brusquement, trois mots jaillirent dans ma cervelle : « Envoyée du ciel ! » À l’origine, grande-soeur Qingkui était sûrement une déesse descendue sur terre. Je me disais même : « C’est grâce à elle que l’on appelle les médecins des envoyés du ciel, n’est-ce pas ? » Maintenant je déclare sans craindre que tu te moques : après qu’elle m’eut caressé de cette façon, de trois jours je ne me lavai pas le visage ! Et même je tirais encore la langue pour lécher la crème. J’ai toujours cru que le goût de la crème était le goût de grande-soeur Qingkui. Ce jour-là, j’étais encore plus content que grandfrère Nian. Une foule de gens venaient manger des bonbons de mariage puis s’en allaient, et j’étais le seul à rester toute la journée chez grand-frère Nian. Quand le soir fut venu, il me dit : — Ce n’est pas toi qui te maries, ne sois donc pas si joyeux ! Rentre vite te coucher. Je me levai à contrecoeur, reprochant à la nuit d’être tombée trop tôt. Grande-soeur Qingkui m’apporta un cahier à couverture en plastique : — Cette journée t’a fatigué : je te l’offre ! Il faut savoir qu’à l’époque, des cahiers à couverture en plastique de haute qualité comme celui-là, on n’en voyait pas beaucoup. Ma mère ne travaillait pas, et toute la famille vivait du salaire de mon père ; aussi, même si j’en avais vu, je n’aurais pas eu le coeur d’en acheter. Mais ce soir-là, on m’en avait fait cadeau ! Pourtant, je n’étais pas content du tout : c’était une façon de me congédier ; après l’avoir reçu, je n’avais plus aucune raison de rester chez eux. Très vite, tout l’immeuble fut au courant de la beauté de grande-soeur Qingkui. Comme on dit maintenant, elle était canon. Le soir même, mes parents se disputèrent. — Regarde un peu la mariée ! Elle est bien faite, elle a de la poitrine, et elle est médecin. Les jeunes gens d’aujourd’hui ont vraiment de la chance ! s’exclama mon père. — Nian se marie, et ça t’agace. Je te connais, tu as toujours le même défaut. Si tu as tellement envie d’elle, quitte-moi d’abord ! lança ma mère. Ils se disputaient à voix basse, croyant que j’étais sourd. Quelques jours plus tard, Sun Jiawang se disputa lui aussi avec sa femme, au deuxième étage. Elle lui en voulait de regarder grande soeur Qingkui d’un air trop bête, au point que ses prunelles étaient près d’éclater ; elle prétendait qu’il attendait exprès grande soeur Qingkui au rez-de-chaussée et qu’il lui portait ses courges. Sun Jiawang ne se résignait pas comme mes parents : il insultait sa femme en criant dans le couloir. Il répétait sans cesse : « Je l’aime, qu’est-ce que tu veux ! ? Au pire, séparons-nous ! » À ce moment-là, je trouvais Sun Jiawang bien effronté de parler comme ça. C’est seulement maintenant que je comprends qu’il le faisait exprès pour que grande soeur Qingkui l’entendît. Il cachait bien son jeu. Deux mois plus tard à peu près, il quitta sa femme. Par la suite, il fit sa cour à grande soeur Qingkui, et je l’entendis même lui dire : « C’est pour toi que je l’ai quittée. » Toutes ces choses, je les avais écrites dans le cahier que m’avait offert grande soeur Qingkui ; mais le mot que j’avais noté le plus souvent, c’était « grande soeur Qingkui » ! Je pensais sans cesse au parfum de sa crème, à la douceur de sa main ; je voulais bien sûr me marier avec une femme comme elle, je voulais lui parler, lui rendre visite chaque jour. Je la dessinais aussi dans mon cahier. Au début, ce n’était pas du tout ressemblant ; puis, plus je la dessinais plus c’était ressemblant – encore plus ressemblant que sa photo. Si je n’avais pas voulu devenir médecin en son honneur, le cahier qu’elle m’avait offert aurait peut-être fait de moi un peintre ou un écrivain ! Je ne sais pour quelles raisons, mais à partir du moment où grande-soeur Qingkui vint vivre dans notre immeuble, les couples des environs se chamaillèrent souvent sans rime ni raison ; d’une fenêtre ou de l’autre surgissaient inopinément des bruits de vaisselle cassée. C’était un bâtiment construit en préfabriqué : il n’était pratiquement pas isolé contre le bruit. Bien des fois, quand grand frère Nian était en déplacement, Sun Jiawang s’incrustait dans la chambre de grande soeur Qingkui. Elle criait alors, appuyée à la cloison : « Chunlei, apporte-moi mon album de photos ! » ou bien : « Chunlei, grand frère Nian a bien dit qu’il rentrait ce soir, n’est-ce pas ? » J’approuvais et courais jusque dans sa chambre pour y rivaliser d’immobilité avec Sun Jiawang. Il ne partait pas : je restais donc assis. Celui qui s’incrustait dans la chambre de grande soeur Qingkui n’était pas toujours Sun Jiawang. Je ne me souviens plus tropd e leurs prénoms à chacun ; en tout cas, il suffisait que grand frère Nian fût en déplacement pour qu’ils fussent particulièrement nombreux à venir lui rendre visite. C’était très compliqué : quand ce n’était pas Sun Jiawang, c’était Li Jiawang ; quand ce n’était pas Li Jiawang, c’était He Jiawang. Quels que fussent ces hommes, grande soeur Qingkui me demandait de venir leur tenir compagnie, et ne leur laissait aucune occasion de se retrouver seuls avec elle. L’album de photos que j’apportais et que je rapportais devint prétexte pour aller chez elle à tout bout de champ. Souvent, même une fois partis ces hommes concupiscents, je n’avais aucune envie de m’en aller ; alors grande soeur Qingkui me réchauffait des petits pains farcis qu’elle avait préparés et me faisait manger, tout en me disant du bien de grand-frère Nian. En l’écoutant, j’avais bien envie de la laisser me remettre de la crème. Mais le temps ne le permettait plus : il faisait trop chaud. Mon visage était lisse, sans la moindre crevasse : plus aucune raison d’être oint ! Aussi je fis semblant d’être malade : je n’allai plus ni à l’école ni à l’hôpital. Et ma mère n’eut d’autre solution que de demander à grande soeur Qingkui de venir à la maison pour me faire des piqûres. Tu ne sais pas combien cette époque fut heureuse !