En écrivant ces lignes, j’ai éveillé chez quelques amis des émotions que le temps avait effacées et j’ai profané la tombe silencieuse de mon père. J’ai dû agir ainsi et je prie le lecteur – ne serait-ce qu’au nom des sentiments qui m’ont poussé à écrire – de pardonner à ma plume malhabile, mon souci étant avant tout la défense de la mémoire de mon père. Mon père s’appelait Thuấn. Il était le fils aîné de la famille Nguyễn. Dans notre village, les Nguyễn formaient une famille très étendue, le nombre de ses descendants mâles n’ayant encore été surpassé par aucune autre famille, sauf peut-être celle des Vũ. Mon grand-père paternel avait fait des études de chinois classique avant de devenir maître d’école. Il avait deux épouses. La première mourut quelques jours après avoir mis mon père au monde ; aussi dut-il convoler en secondes noces. Sa nouvelle femme était teinturière. Je ne l’ai pas connue; j’ai seulement entendu dire que c’était une femme très acariâtre. À vivre sous le joug de sa marâtre, mon père avait dû subir bien des mauvais traitements durant son enfance. À l’âge de douze ans, il se sauva de la maison, s’engagea dans l’armée et ne revint plus que rarement chez lui. Vers l’année xxxx, mon père retourna au village pour se marier. Ce n’était certes pas un mariage d’amour. Il n’avait que dix jours de permission et une foule d’affaires à régler. Or l’amour demande du temps. J’ai grandi sans rien savoir de mon père. Je suppose que ma mère ne le connaissait pas davantage. Toute sa vie était consacrée aux armes et à la guerre. J’ai travaillé, je me suis marié, j’ai eu des enfants. Ma mère vieillissait, mon père n’était jamais là. Il passait quelquefois à la maison, mais ses retours étaient de courte durée. Même les lettres qu’il nous écrivait étaient brèves, bien qu’entre les lignes je pusse deviner toute la tendresse qu’il nous portait, ainsi que les soucis qu’il se faisait pour nous. Je suis fils unique. Je suis redevable à mon père de tout. Grâce à lui j’ai pu faire des études, j’ai pu voyager à l’étranger. C’était encore lui qui veillait à ce que nous ne manquions de rien. Notre maison est située à la périphérie de la ville. Elle a été bâtie huit ans avant que mon père ne prît sa retraite. C’est une belle villa, mais elle est fort incom- mode. Nous l’avons fait construire d’après les plans d’un architecte célèbre, un ami de mon père. C’était un colonel spécialisé dans les constructions militaires. Quand il eut soixante-dix ans, mon père prit sa retraite. Il avait alors le grade de général. J’avais beau m’y attendre, son retour me bouleversa. Ma mère avait perdu l’esprit (elle avait six ans de plus que lui), si bien que j’étais le seul membre de la famille à réagir à cet événement. Mes enfants étaient encore petits; ma femme elle-même le connaissait peu car nous étions sans nouvelles de lui lorsque nous nous sommes mariés. Il y avait la guerre à ce moment-là. Malgré cela, mon père restait pour nous l’image même de l’honneur et de la fierté. D’ailleurs son nom était admiré et vénéré de tout le village. Il arriva chez nous avec quelques maigres bagages. Il était en bonne santé. Il déclara : « Les choses importantes de ma vie, je les ai accomplies. » Je dis : « Oui. » Mon père éclata de rire. L’émotion se communiquait à toute la famille ; nous étions comme ivres durant quinze jours, vivant au gré des heures. Quelquefois, il était déjà plus de minuit que nous n’étions pas encore à table. Les invités affluaient à la maison. Ma femme disait qu’on ne pouvait pas laisser les choses continuer ainsi. J’ai quand même fait tuer le cochon afin que parents et amis pussent venir partager notre joie car, bien que proche d’une grande ville, notre village n’a rien perdu de ses coutumes paysannes. Ce n’est qu’un mois plus tard que j’eus l’occasion de me retrouver en tête-à-tête avec mon père et de discuter avec lui des affaires familiales.