Je traîne dans le free-shop en évitant de prêter attention à ces deux types qui traversent mon champ de vision avec une insistance exagérée. C’est même un peu vexant : j’ai l’impression de mériter mieux que ces deux débiles qui me marquent à la culotte tant ils ont peur de me perdre en plein dans la zone protégée de l’aéroport international ! Bientôt, j’en aperçois un troisième. Ou plutôt je le flaire. À voir mes deux débiles jeter des coups d’oeil inquiets en tous sens, il n’est pas difficile de comprendre qu’ils sont là simplement pour m’égarer sur une fausse piste. Le troisième, lui, est manifestement d’une classe au-dessus. Calé dans son fauteuil, le dos aux boutiques, il fait semblant de lire un journal. La mise en scène aurait été excellente si le gars n’avait pas forcé sur l’impassibilité. Quand un gosse s’est mis à brailler à deux pas de lui, il n’a même pas bronché, comme s’il n’avait rien entendu. Une fois seulement il s’est légèrement penché, sans manifester pourtant le moindre intérêt, lorsque l’un de mes pots de colle est passé devant lui. C’est à ce moment précis que j’ai compris que c’était ce gros joufflu d’inconnu qui partirait à Amsterdam par le même vol que moi. Ce départ « accompagné » – peu importe par qui et par combien de gens – était finalement la solution à la fois la plus douce et la plus pénible. La plus douce parce que, dans l’avion du moins, je n’aurais rien à redouter. Et la plus pénible parce que… Mais ça, c’est une autre histoire. J’aurais été fort surpris que personne ne parte avec moi, ou plutôt… je me serais fait du souci. Et même je l’aurais déploré. Oui, c’est le mot juste, j’aurais déploré. Il serait étonnant que, brusquement, mes suiveurs cessent de me prêter attention. Les deux types tournent en rond, ne sachant manifestement pas à quoi s’occuper. Je sais depuis mon arrivée à l’aéroport de Chérémétiévo que leur mission n’est pas de me supprimer. Si « on » n’avait pas voulu que je parte à l’étranger, il n’aurait pas été difficile de m’intercepter avant mon arrivée au terminal, en tout cas avant le contrôle des passeports. Une fois que la police des frontières avait tamponné mon passeport, le meurtre devenait difficile à escamoter. Des tas de policiers, de douaniers et d’employés de l’aéroport se verraient obligés d’expliquer comment des tueurs armés ont pu pénétrer dans la zone internationale, hermétiquement close, de l’aéroport. Je suis sûr qu’ils sont armés. Et je ne doute pas le moins du monde que, s’ils l’avaient voulu, ils m’auraient repéré et abattu, même dans le « no man’s land » réservé aux seuls passagers en partance pour l’étranger. Comment sont-ils parvenus à faire passer des armes dans une zone aussi étroitement surveillée ? Il est évident qu’ils ont bénéficié de complicités. Ils ont partout des gens à leur solde. Il faut être bien naïf pour croire à l’intégrité des agents de nos douanes et de notre police des frontières. Plus personne dans notre pays ne fait seulement semblant d’être honnête. Chacun ne pense plus qu’à s’en sortir au mieux. Pour quelques centaines de dollars, on peut introduire dans un avion tout ce qu’on veut. Pour mille dollars, les fonctionnaires vous guideront vers l’homme à abattre et, pour peu qu’on augmente encore la somme, ils se chargeront de vous en débarrasser. Oui, voilà où on en est aujourd’hui.