Le point de départ de ce livre est la volonté de réagir au débat sur l’identité nationale organisé en France en 2009-2010. Cette captation du débat d’idées par l’État et ses préfectures, plus habitué à donner, ou à refuser, des papiers d’identité, avait quelque chose de choquant. Elle appelait réaction, tant cette captation apparaissait comme une aliénation de la séparation traditionnelle des fonctions et des rôles dans notre démocratie. Surtout dans un pays qui se targue d’une longue tradition universitaire et d’une riche vie culturelle, politique et associative. De nombreux intellectuels ont exprimé la même conviction, et l’opinion publique a ressenti la tentative d’instrumentalisation politicienne de cette démarche. Même si les sondages ont aussi indiqué que le sujet, en soi, intéressait les Français, voire les préoccupait. Car il ne faut confondre la manière du débat et la question nationale elle-même. La décolonisation puis la mondialisation, la fin du mythe révolutionnaire, la crise de l’aventure européenne, la migration vers la France d’anciens colonisés…, tout cela secoue notre récit collectif. Sans compter la fin de la France paysanne, les bouleversements du monde du travail, l’usure d’un quart de siècle de chômage, la place nouvelle faite aux femmes, les soinsapportés aux individus et à leur diversité… Sans oublier non plus, la place nouvelle prise par l’islam dans la culture française, aussi bien en nombre de fidèles qu’en visibilité : la France est devenu un grand pays musulman. Même si, bien entendu, elle demeure aussi un grand pays catholique, protestant, juif, agnostique et athée – laïque bien sûr… Oui, la France a profondément changé depuis un demi-siècle ; oui, ces changements auraient sans doute mérité plus de débats de fond ; oui, certaines peurs ont pu se télescoper. Par exemple, la juxtaposition entre immigration et chômage, ou immigration et insécurité, opérée par le Front national dans les années 1980 a eu une certaine crédibilité dans l’opinion. Par exemple, la croissance d’un extrémisme islamique a pu être ressentie en parallèle avec la perception de plus en plus forte de la communauté musulmane de France. Par exemple, l’intégration à l’Union européenne des anciens pays communistes d’Europe a fait craindre l’arrivée du plombier polonais… La France qui s’adosse à un ensemble de valeurs et d’événements historiques, parfois contradictoires, pour se penser comme communauté nationale n’a guère, depuis un demi-siècle, repensé le socle culturel sur lequel elle s’appuie. Sans cesse nous nous sommes donné à nous-mêmes le sentiment que nous avancions, et que les pages du livre France se tournaient à toute vitesse. Comme le cycliste qui a besoin d’avancer pour tenir sur ses roues, le récit français n’aime pas l’introspection, la critique et la remise en cause. La France, qui a depuis 1789 affirmé le primat de la politique et de ses valeurs démocratiques sur l’économique, ou sur l’affirmation du désir de puissance, au coeur de son action aussi bien dans la colonisation que dans la construction européenne, semble traverser une difficulté politique particulière à faire nation ensemble dans un monde saisi simultanément par la mondialisation et par les désirs de particularismes et de proximité ; à faire nation ensemble, dans la réinvention d’un destin commun, au sein des autres communautés, et y compris en pensant les minorités nouvelles qui s’affirment en son sein. Autrement dit, nous avons vécu des tournants successifs dans notre récit national que, sans doute, nous avons mal gérés. Certes nous ne sommes pas les seuls, et la paix se fait toujours à deux. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas être actif. Ne prenons qu’un exemple. Celui de la colonisation puis de la décolonisation. Jules Ferry ne répondait-il pas, en 1885, à Clemenceau qui refusait la colonisation de l’Afrique : « Il faut le dire nettement : oui, les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures » ? Ajoutant : « La Déclaration des droits de l’homme n’a pas été écrite pour les Noirs de l’Afrique équatoriale » ! Comment l’enfant noir qui entre chaque matin à l’école peut-il aimer le Jules Ferry des livres d’histoire ? Cette phrase, nous préférons en réalité la cacher que chercher les voies de son dépassement. Nous avons besoin, au fond, d’être la référence et le bien, même si c’est en contournant la vérité. Ce qu’on appelle l’arrogance française. Comment penser en même temps le Jules Ferry colonisateur en relation avec sa politique scolaire sans cesse valorisée ? On pourrait facilement trouver des phrases du même acabit sur l’islam, y compris chez Guy Mollet. Et, encore récemment, quand le maire de Marseille regrette que « des musulmans déferlent à 15 000 ou à 20 000 sur la Canebière » et « avec le drapeau algérien »… un soir de match de foot, pour fêter une victoire de l’Algérie ! Comment reconnaître ainsi une religion, au faciès ou par remontée d’une mémoire refoulée ? Voulons-nous que les nations se confondent avec des religions ? Et quel drapeau pouvaient-ils avoir ? Élevons-nous nos enfants dans le rejet de la culture de leurs parents, de leurs ancêtres ? Le migrant doit-il « changer de souche » ? Comme une bouture sur un porteur sain ? En 1945 déjà, quand tant de tirailleurs algériens ou sénégalais avaient combattu contre le nazisme et son racisme avec les Français libres, nous avons repris en main nos colonies avec une violence inouïe, sans paraître un instant douter et ressentir la contradiction de ces deux logiques. Obligés de quitter l’Algérie, nous nous sommes convaincus que ce n’était pas une défaite, ni même une guerre. Puis nous sommes partis vers le projet d’une Union de l’Europe, sorte de « grande France » qui a bien fonctionné tant que le communisme tenait l’autre moitié du continent et que l’Allemagne était vouée au silence. Mais depuis ? Le gaullisme a encore tenté de faire de nous une exception ; puis une gauche qui sentait bon son archaïsme économique a su nous convaincre que nous réécrivions un bout d’histoire universelle… Enfin une extrême droite agissante a fait à nouveau de nous une exception, certes négative, mais dans tout cela, nous ne sommes décidément jamais banals ! Et maintenant, des jeux avec l’histoire et un débat sur l’identité nationale… La France ne pourrait-elle pas faire un peu plus l’inventaire d’elle-même pour retrouver une fierté apte à la porter et une justesse de ton et de relation vis-à-vis des autres ? Ceci posé, ce livre est volontairement fragmentaire. D’une part, parce que toute identité est mouvement, transformation, renouvellement continus. Rien n’est en permanence identique au passé, le présent sans cesse le bouscule,l’imaginaire le travaille, le futur déjà l’attire. Mais notre présentation en fragments a une autre cause : notre propre limite. Celle de nos savoirs et de nos expériences. Nous n’hésiterons d’ailleurs pas à citer à comparaître dans cet ouvrage nombre d’intellectuels avec lesquels nous avons été amenés à travailler.