Il est devenu difficile de parler de Marseille sans provoquer l’hystérie. Il y a quelques années, elle n’était qu’un port en déclin ; son destin semblait scellé et la criminalité un reste de folklore local – pas de quoi déchaîner les passions. Mais aujourd’hui, il n’est pas un jour sans qu’un fait divers ne fasse les gros titres. Les frasques marseillaises font le miel des chroniqueurs. Pourtant, malgré cette image de mauvais garçon, des milliers de Français décident chaque année d’y emménager, attirés par une certaine façon de vivre et par le dynamisme économique et culturel. Il y a ceux qui adorent Marseille et ceux qui la détestent, mais je ne connais personne qui y reste indifférent. Parlez de Biarritz ou de Nancy : au mieux vous aurez des soupirs, malgré tout le charme de ces villes. Évoquez Marseille et vous aurez des réactions enflammées. Sans doute parce que Marseille est une ville incompréhensible : aucun esprit rationnel ne peut comprendre comment on peut être tout à la fois portuaire et sédentaire, dynamique et complètement immobile, cosmopolite et xénophobe. Il faut être fada pour vivre sereinement avec autant de paradoxes. Ces contradictions donnent de la profondeur, comme avec un personnage fort en gueule ; il faut prendre position quand on côtoie Marseille : pour ou contre ? J’avais tout pour être contre : Parisien, rationnel, modéré, il ne me manquait que la carte du PSG pour être le parfait ennemi. Mais malgré tous mes efforts, je n’ai pas totalement réussi. Non que j’en sois tombé amoureux ; mais après avoir habité à Marseille, c’est la ville qui maintenant vit en moi. Je ne saurais dire si les sentiments que j’éprouve sont de la curiosité ou de l’exaspération. Peut-être les deux : j’apprends aussi à vivre avec mes paradoxes. La découverte d’une ville, a fortiori Marseille, est une épreuve. Il y a un choc initial, une noyade intermédiaire, et puis une forme de renaissance. Comme disait le philosophe Alain : « À vos jeunes amis qui cherchent une bonne place, conseillez donc d’en chercher une mauvaise. On emploie plus de temps et de peine à chercher une bonne place qu’on en dépenserait à s’instruire dans la mauvaise. » Venir à Marseille n’est pas le choix de la facilité, quels que puissent être les attraits du soleil et de la mer. Non, Marseille ne se livre pas : il faut la conquérir, être César ou Louis XIV, se donner à corps perdu dans la bataille pour la comprendre. Marseille provoque les passions parce qu’elle dérange. Après plusieurs années d’un sommeil forcé, la ville se réveille et ses ambitions gênent. Le Grand port maritime de Marseille est créé en 2008 et le porte-conteneurs géant Jules-Verne de la CMA-CGM y est baptisé cinq ans plus tard. Les trois grandes universités d’Aix-en- Provence et Marseille fusionnent en 2012 pour former la plus importante de France. La même année, Marseille accueille le Forum mondial de l’eau. En 2013, elle est Capitale européenne de la culture et elle accueillera en 2016 certains matchs du championnat d’Europe de football. « Marseille bouge enfin », disent les Marseillais. Pourtant l’image que charrie Marseille reste celle d’une ville ingérable. Cette myopie empêche de voir ce qu’elle est vraiment en train de devenir. Il faut se départir des clichés et des préjugés. Le soleil, le pastis, la mer, ce ne sont que produits d’exportation à destination des Parisiens pour les attirer vers le Sud, et une façon élégante pour Marseille de se cacher derrière ces illusions pour garder un peu d’intimité. Il m’a fallu trois ans pour comprendre que les palmiers qui accueillent les voyageurs gare Saint-Charles, symbole des vacances, sont des faux, fabriqués à base de matières végétales synthétiques. Trois ans aussi pour comprendre que Marseille n’est pas ce qu’elle prétend être, ni même ce qu’elle croit être. Marseille, d’abord et avant tout, est un lieu. Un site géographique exceptionnel, au confluent des flux commerciaux terrestres et maritimes, protégé contre les aléas par un cirque de massifs calcaires. Les hommes et les femmes y sont venus par vagues successives ; certains y sont restés, et la ville s’est construite dans ce double mouvement de brassage et de sédentarisation. Elle s’est pénétrée de toutes les mondialisations – depuis celle de la Méditerranée au ve siècle avant J.-C. qui la plaça à la tête d’une thalassocratie s’étendant sur l’arc hispano-provençal jusqu’à l’internationalisation de la fin du xixe et du début du xxe siècle, où elle fut la capitale de l’empire colonial. Or comprendre Marseille n’est pas un jeu d’enfant. Contrairement à son image bruyante, la ville est taiseuse et secrète, pleine de paradoxes sur lesquels la raison bute ; elle-même entretient le silence sur une grande part de son histoire et de sa personnalité. Les grilles de lecture habituelle ne suffisent pas ; il faut innover et regarder par tous les angles. Le travail intellectuel consiste à réunir et ordonner les innombrables études et livres consacrés à la ville pour en tirer quelque principe commun et sous-jacent, et comprendre ainsi la mécanique marseillaise. Cet essai convoque l’économie, la géographie, l’histoire, la sociologie, la géopolitique, la philosophie, la poésie et les sciences politiques. Comprendre n’est pas décrire. Il faut tourner autour de Marseille en l’observant sous différents angles. Avec une ville comme avec une femme, il faut danser, danser pour connaître son coeur. Il est facile de s’en tenir à la surface, d’accuser un atavisme phocéen ou l’incurie des élites politiques et économiques, mais cela ne répond ni à la question du « pourquoi est-ce ainsi ? » ni à celle de « que faudrait-il faire ? ». La ville a trop tendance à ignorer ce qu’elle est et à rêver de destins que sa nature lui interdit. Son coeur est déchiré entre les désirs qui la tirent et la réalité qu’elle nie. L’introspection est fondamentale pour choisir le bon destin. Marseille se trouve à l’heure des choix. Elle va disposer des outils pour reprendre en main son avenir. L’acte III de la décentralisation veut créer une métropole Aix-Marseille-Provence et renforcer les compétences et les moyens du Conseil régional en matière de développement économique et social. La reconfiguration des échanges internationaux causée par la crise va repositionner Marseille dans le concert mondial. La ville a ainsi les moyens de créer un grand pôle urbain à vocation internationale disposant d’un hinterland régional. Quoi qu’elle en pense, Marseille ne peut assumer seule ce choix ; elle a besoin de Paris, ou plutôt, les deux villes ont besoin l’une de l’autre. Marseille a besoin d’un allié continental et européen pour organiser son hinterland et avoir un marché intérieur. Et Paris a besoin d’un point d’accès à la Méditerranée et au reste du monde, d’un port comme poumon économique. La relation entre les deux villes est loin d’être un long fleuve tranquille. Paris regarde avec condescendance les turpitudes de la vie politique et économique marseillaise. Parfois des héliotropes parisiens migrent à Marseille pour chercher le soleil : ils croient que leur vie y ressemblera à des vacances. Ils se convainquent que la pauvreté, l’incivisme récurrent et la saleté ne sont que du folklore et qu’il suffira d’être aveugle pour être heureux. Marseille étouffe sous son image, et Paris ne fait rien pour la voir autrement. Aujourd’hui, les deux villes s’accommodent de vivre côte à côte, l’une dans sa France centralisée, l’autre sur sa Méditerranée grande ouverte. Pourtant le lien entre les deux villes va au-delà des intérêts économiques. Dans sa trilogie marseillaise, Marcel Pagnol a mis en scène la confrontation entre les deux villes en la personne d’un jeune Parisien, major de l’École polytechnique, qui rencontre son père marseillais, Marius. Après de nombreux accrocs, ils finissent par se retrouver ; la raison mathématique et la passion méditerranéenne s’apprivoisent alors et s’enrichissent mutuellement. Les deux villes incarnent deux façons d’être français. La raison et la passion, l’ancrage à la terre et l’attachement à la mer, l’économie présentielle face au commerce international, germain contre latin. La France a besoin de cet équilibre. Jean-Jacques Rousseau disait qu’« il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés ». Pour comprendre Marseille, il faut lui opposer Paris. Marseille n’est pas qu’une ville-repoussoir ; elle a beaucoup à apprendre à la capitale. Plongée jusqu’au coup dans la mondialisation, engagée de toute sa volonté dans l’économie de la connaissance, elle préfigure ce que Paris pourrait devenir – ou veut éviter d’être. Comment réguler une société fragmentée et mouvante pour lui donner un mouvement commun ? Quel destin lui proposer ?